Dans le royaume de Motouzka vivait un peuple particulièrement en sécurité. La promesse du royaume était d’offrir un havre de paix, un cadre vie stricte laissant chaque chose et chacun à sa place. Mais tout de même ouvert aux plaisirs divers. Le citoyen lambda de Motouzka pouvait bien évidemment consommer, s’offrir des divertissements, faire des activités et entreprendre dans la limite que lui imposait le cadre. Cadre si important au royaume pour tenir sa promesse de quiétude.
Aujourd’hui, même les plus anciens sages siégeant au conseil de la cité n’ont pas connus de leurs yeux le monde d’Avant. Celui d’avant l’immense Mur. L’époque des razzias, du danger, d’une criminalité excessive et incontrôlée. Le monde à cause duquel le royaume prit la décision d’ériger le Mur.
Depuis, seuls les bannis ont à craindre pour leur peau en dehors de ce royaume protecteur. Et les fugueurs! Mais de mémoire d’homme, cela fait un moment que Motouzka n’a plus eu à gérer une fugue et ses conséquences, souvent tragiques, que les équipes de communications du royaume diffusent allègrement pour informer le citoyen, appelé motoul, du prix à payer pour ne pas vouloir de la protection du royaume.
Des messages de mise en garde sous forme de clips vidéo montraient des gens apeurés en train de fuir dans la forêt, poursuivis par on ne sait quoi. Une bête féroce? Une horde de cannibales? Ou les sadiques qui peuplent les contrées du monde extérieur et malfaisant ? Ces charognards en quête d’une proie qui rôdent aux alentours du grand Mur. Tels des requins affamés tournant autour d’un bateau en train de sombrer dans l’attente qu’un bras succulent ou une jambe bien en chair touchent la surface de l’eau pour que le festin commence. La place était laissée à l’imagination du spectateur, seuls étaient perceptibles les bruits de branches qui craquent et la fureur d’une respiration bestiale qui traque la personne. Le tout filmé à la 1ere personne, victime haletante qui chute et hurle d’effroi avant que l’image ne se coupe sur un écran noir, dégoulinant de sang, affichant un message : « Ici, il ne vous arrivera rien ! » Le pouvoir tachait de ne pas faire oublier à ses citoyens pourquoi le système en place était le seul viable. Et quelques restrictions ne valait elle pas l’absolue sécurité collective ? C’était du moins ce dont le conseil laissait entendre grâce à ses productions dignes des plus grands box-offices.
Ah oui ! On peut dire que le Motouzka savait y faire pour les messages de prévention. Des messages glaçants qui terrifiaient la population. Les pauvres citoyens en avaient les poils qui se dressaient sur la peau.
Un frisson leur traversait l’échine à l’idée de penser que la prochaine victime pouvait très bien être l’un d’eux s’ils s’aventuraient en dehors de l’enceinte du royaume. Il faut dire que les dirigeants avaient l’outrecuidance de prétendre être les seuls à pouvoir garder les portes du royaume inviolées. Il fallait bien mettre le paquet pour abonder en ce sens. Et de fait : depuis l’instauration du nouveau système et la construction du grand Mur aucune intrusion n’avait eu lieu. Le revers de la médaille, le prix de la sérénité, était qu’ils n’évoluaient qu’entre les murs d’enceinte de la vaste cité. Le royaume était, cependant, très étendu. Et les motouls, même en s’aventurant à plusieurs journées de marche, pour la plupart, n’avaient jamais vu le fameux Mur. On le disait immense et magique, majestueux autant que vertigineux. Et ceux qui l’avaient vu en parlaient avec révérence, comme si la puissance qui émanait de ces pierres et sa taille démesurée ne pouvaient qu’être le résultat de la Divine création. Nombres sont ces gardes, souvent jeunes engagés en quête d’aventures, qui revinrent stupéfaits et ébahis d’un tel ouvrage. Rien que le voir était déjà une expérience en soi. Il paraissait indestructible et à l’épreuve de tout. Outre le fait d’admirer ce géant de pierres et de béton, ils n’avaient évidemment pas connu la moindre aventure durant leur service mais revenaient avec leurs récits qui laissait sans voix les autres citoyens qui n’avaient, pour certains, jamais quitté la grande ville. Un grand centre urbanisé qui ne manquait de rien. Tout, en ville, était planifié pour la performance. La rapidité et ainsi perdre le moins de temps possible. Les faubourgs et les grands espaces, verts et feuillus, étaient plutôt réservés à ceux qui avaient le temps. Un luxe pour les gens d’ici.
Dans le royaume de Motouzka, le Mur faisait office de protecteur. Une protection contre le monde extérieur. Mais avant tout : une protection contre les menaces intérieurs. Car c’était bel et bien par peur de se retrouver en dehors du royaume prospère et protecteur, bannis et vilipendés par tous, que les motouls se soumettaient aux règles et à l’ordre en vigueur dans la cité. Qu’ils acceptaient leur place et le rôle qui leur était attribué.
Ici, les gens naissaient avec une corde autour de la taille, longue ou courte, selon ce qu’on disait être les caprices des étoiles. Caprices des étoiles qui n’étaient autres que la décision des dirigeants du royaume. Un royaume sans roi puisqu’il fut remplacé par un conseil de sages autoproclamés. Une sorte d’élus divins. À Motouzka, nulle trace de démocratie. Ils avaient laissé ça au monde d’Avant. Les dirigeants décidaient de tout pour le bien du peuple. Tout et notamment le plus important : la taille de la corde d’identité. La décision était prise par le conseil avant la naissance de l’enfant. Ils évaluaient le dossier en fonction de la situation des parents.
Le mérite et les antécédents familiaux : docilité, services rendus, tentatives et manœuvres de subversions,… Chaque facteur de trouble à l’ordre social établi était prise en considération pour appuyer la décision. Inutile de préciser que dans le royaume : l’ascension sociale n’était que peu fréquente. Bien que parfois des surprises advenaient. Ceci avait pour but de laisser planer une forme d’espoir et de juste équilibre. L’idée qu’à force de bonnes actions et de dévouement, selon ce dont estimait le conseil, ils pouvaient également gagner de la taille de corde était une force motrice du système. Faire plus que le travail demandé, par exemple, pouvait vous faire gagner quelques centimètres qui, à la fin d’une vie de labeur, pouvait représenter un ou deux mètres en plus. Les dirigeants savaient qu’un système punitif à sens unique risquait d’entraîner une révolte quasiment assurée, tandis qu’offrir la possibilité d’obtenir des récompenses, si insignifiantes soient-elles, avait un effet sur la majorité du peuple. Cette majorité servait alors de relais à l’autorité comme un premier flic. Une majorité moralisatrice, accusatrice, qui sortait la matraque de la norme et vous frappait avec jusqu’à ce que l’imprudent contestataire change de direction. Le système de récompenses et de plaisirs remplissait l’objectif d’autorégulation à la perfection. Les citoyens devenaient le meilleur alliés du pouvoir quand ils en défendaient les principes en arguant de la chance et des privilèges dont ils jouissaient. Oubliant avec entrain les malheurs inhérents à leur condition, devant un verre, en profitant d’une sortie familiale ou encore d’une sélection d’articles cent pour cent personnalisée qu’un petit gadget intelligent nommé smartphone leur propose pour se sentir unique. Pourquoi attaquer une main si bienfaitrice ? C’est ainsi que toute prise de position contraire, publique ou même privée, subissait une forme de répression de première ligne par le motoul ordinaire. Ordinaire car mouton broutant le gazon du conseil pour lui éviter de devoir le tondre lui-même. La plus grande réussite du royaume : donner le sentiment d’être libre de ses choix. Maître de sa pensée et suivant les préceptes avec consentement. Il n’y a personne de plus irrémédiablement enchaîné que ceux qui pense à tort qu’ils sont libres de décider. Le pouvoir ne s’arrête que la où il trouve des limites. Quand on a besoin de vingt-cinq moyens de coercition pour contraindre le peuple à adopter l’attitude que l’on a décidé de leur faire adopter, alors c’est une fausse voie. Et ça, à Motouzka, c’était très clair. Il n’en avait pas vingt-cinq mais un : la corde d’identité.
L’instauration du système nouveau faisait suite à une période de grands troubles et avait sans doute de vertueuses raisons au départ, qui finirent, comme souvent, par être dévoyées et perverties au fil du temps par l’hubris de ses dirigeants successifs. Mais user de l’éclairage rétrospectif est toujours trompeur, il peut même rendre totalement incompréhensible le comportement de ceux qui furent embarqués dans cette histoire sans en connaître le dernier chapitre. Les bâtisseurs du Mur, les premiers noueurs de la corde étaient des pionniers, des hommes habités par une profonde conviction et une volonté de changement pour le meilleur. Le royaume vivait en paix et c’était déjà une grande victoire. Surtout qu’à l’époque du croisement, celle de l’édification du grand Mur, le monde était à feu et à sang. Une fois le stock d’énergies fossiles épuisé, on ne comptait plus les rapts, faits de violence et crimes odieux. Les prisons, les asiles et les morgues débordaient. Les états qui n’avaient pas pris la mesure du problème auparavant se retrouvèrent dépassés et la plupart disparurent dans le désordre. Ce ne fut pas le cas de Motouzka. Le problème, malgré toute cette agitation, fût d’expliquer au peuple que désormais la corde d’identité allait remplacer l’argent, les valeurs numéraires et le système en place qui venait d’imploser. La peur et l’insécurité qui régnaient, favorisa de suite l’acceptation pour l’élite. L’élite qu’on rassura directement sur le fait qu’il n’avait rien à craindre pour leur place et qu’en lui-même la refonte globale du système ne pouvait que leur profiter. Assoir leur positions et perpétuer leurs privilèges moyennant quelques services rendu comme ceux d’occuper une partie de la populations dans des jobs usants et fort peu utile socialement. Histoire de tuer leur temps le plus possible afin qu’ils évitent de se rendre compte qu’ils n’ont pas les moyens de faire ceci ou encore cela. Un peu comme dans le monde d’Avant, éviter de leurs laisser le loisir de se pencher sur la question de leur condition.
Pour ces classes moins favorisés justement, ils se sentaient déjà enchaînés à leur sol, boulet invisible à la cheville, donc l’opération de communication s’avérait plus facile encore. Du moins c’est ce que pensaient les consultants recrutés à la hâte pour définir les détails et contours du nouveau système. Selon eux, il suffisait d’aborder les aspects positifs, mettre en valeur le caractère sociale et collectif des mesures pour que les pauvres bougres désespérés suivent sans broncher. C’était sans compter l’instinct du bas peuple qui en a vu d’autres et a de la bouteille malgré sa résignation apparente. Même s’il ne peut le définir avec des mots harmonieux ou en exprimant son point de vue correctement, avec l’expérience d’avoir été ballotté par la vie, trempé, essoré, séché,… dans un éternel recommencement de cycle : le bas-peuple sait quand on le prend pour plus idiot qu’il ne l’est. C’est pourquoi il y eut tout de même des contretemps et quelques tentatives de révoltes au nom de la liberté. Révoltes qui furent écrasées dans la violence, physique autant que par celle du discours. Et cette dernière fut bien pire que les coups de bâton reçus , ayant fendu les crânes et brisant les rotules des récalcitrants.
Le discours était bel et bien ignoble et insupportable contre les gens qui s’étaient élevés. Cela les faisaient chuter sans que la rotule n’explose sous les coups de matraques et leurs crânes furent fendus de l’intérieur par le rejet et l’abandon des gens qu’ils voulaient défendre. C’était une stratégie mené de main de maitre par le conseil nouvellement formé : le renversement de la culpabilité sur ceux qui dénoncent l’abus. Sur tous les plateaux télévisés on répétait que le choix était fait pour le bien de tous et ceux qui s’élevaient contre ce choix étaient par conséquent traités d’assassins, d’irresponsables, de marginaux cherchant le chaos. Ils étaient ciblés comme étant d’horribles individualistes qui menaient la société entière à sa perte. Des ennemis de la Nation. Les grands moyens médiatiques et de la force furent déployés. Le semblant de démocratie en place dans le royaume, comme dans la plupart des régimes du monde d’Avant, avait pris un virage plus radical. Il s’étaient rendu compte qu’en démocratie il est difficile de faire boire un grand nombre d’ânes qui n’ont pas soif. Le changement s’opéra à marche forcée. Petit à petit le système s’installa et pris sa place dans l’esprit des gens comme s’il avait toujours existé. Et depuis, il perdurait sans troubles majeurs. Si ce n’est quelques heurts épisodiques dus à des individus imprévisibles au comportement erratique. Ceux-ci qui n’étaient pas d’accord n’avaient pas voix au chapitre, pris pour des aliénés ayant perdu tout sens de la raison, ils finissaient bannis et on ne les revoyait plus jamais.
Grâce à cette corde d’identité on franchisait les gens dès la naissance, c’était l’équivalent une dette au pouvoir central. Une reconnaissance éternelle pour la place qu’on a daigné leur accorder dans cette société. Ils lisaient le Meilleur des mondes avec un sentiment d’exotisme et d’effroi sans réaliser qu’ils étaient eux-mêmes dans le livre d’Huxley, le soma en moins. Même les bannis ne se rendaient pas compte non plus qu’au moment de faire leur dernière erreur ils succombaient au même désir autodestructeur qui avait habité Raphaël de Valentin, le héros de Balzac dans la Peau de chagrin, quand il décide de mourir en laissant éclater son désir pour Pauline. Ils avaient dans le royaume un grand choix de livres, un accès facilité et même fortement encouragé, mais peu étaient ceux qui se rendirent compte que ces lectures avaient inspirés leur dirigeants qui avaient fait d’eux, à force d’expérimentations, le melting pot d’un roman géant. Un roman vivant dont ils étaient les héros malgré tout. L’histoire qu’ils pensaient écrire par eux-mêmes était en réalité rédigée par le conseil. Un conseil de pseudo érudits qui pensait faire du neuf alors que des siècles d’écrits les avaient inspiré dans leur inconscient.
« Oh grand créateur, être si malin, que ferait ces gens sans ton intervention? » C’était la phrase que les vieux sages répétaient en se caressant le corps face au miroir, chaque matin et chaque soir, histoire de rester les pieds sur terre.
Pour les motouls, cette corde d’identité représentait leur vie, leur avenir, leur chance. Elle servait de pass d’accès, elle déterminait les lieux accessibles ainsi que les biens auxquels ils avaient droit. Le travail qu’ils allaient effectuer, la matière qu’ils avaient l’occasion d’étudier, le quartier qu’ils allaient habiter,…
Oui, à Motouzka la taille de la corde décidait de la vie entière de son porteur. À chaque erreur qu’ils commettaient, on coupait un morceau de la corde, réduisant ainsi leur chance et leur confort. C’était la forme de répression qu’exerçait le royaume qui ne comprenait ni cachot ni prison. Il y avait bien un service d’ordre et de renseignement très actif et efficace d’ailleurs, mais pas de seconde chance dans la cité. La loi était la loi. Lorsque leur corde était entièrement coupée, les motouls étaient expulsés du royaume, bannis au-delà du grand Mur qui entourait la cité. Toutes suppliques et demandes de pardon étaient inutiles, une fois la corde coupée vous n’êtes plus rien. Comme un déchet qu’on évacue par la cuvette des toilettes le plus rapidement possible, un de ceux-là, odorants et dégoulinants, que même le laisser dans votre poubelle le temps de s’en débarrasser est impossible tellement les relents sont pestilentiels. Personne ne savait ce qu’il y avait de l’autre côté du Mur, sinon des rumeurs de dangers, de désespoir, de mort certaine, lente et douloureuses pour les uns ou fulgurante pour les autres , et, pour les plus optimistes, de liberté si tant est qu’ils avaient le courage de s’y risquer eux, la fugue du royaume était la seule option. Mais souvent le choix n’en était pas un. Et l’erreur de trop était synonyme d’exclusion.
Dès lors, les enfants apprenaient très tôt à regarder leur corde avec attention. Ceux qui avaient des cordes longues étaient souvent confiants, parfois imprudents, et leur assurance les menait souvent à commettre des erreurs. Mais ils savaient qu’ils avaient de la marge. D’autres, nés avec une corde plus courte, vivaient dans une peur constante, car chaque faux pas les rapprochait inexorablement de l’exil. Déjà isolés socialement par la taille réduite de leur corde puisqu’ils n’avaient pas accès à tous les jeux, pas à tous les lieux de rencontre et d’apprentissage. Pas accès à tous les loisirs ni à toutes les classes d’été. Les malheureux devenaient souvent prudents, obéissants, évitant toute forme de prise de risque.
Cependant, une grande inégalité régnait : certains naissaient avec des cordes presque infinies, qu’ils pouvaient dérouler indéfiniment sans jamais craindre l’exil. Ils faisaient la loi dans le royaume, imposant aux autres une discipline stricte, des travaux fastidieux, des brimades et des règles complexes qui accroissaient les chances de se voir couper des morceaux de corde. Leur rang élevé et la position privilégiés dont ils jouissaient les plaçaient en position de force dans le royaume.
Le peuple ne cessait de se demander pourquoi certains étaient si privilégiés dès leur naissance, tandis que d’autres devaient surveiller chaque geste pour ne pas finir hors des murs. De fugaces envies de révoltes traversaient alors le peuple, sans pour autant qu’aucun ne tente quelque chose. Chaque motoul savait qu’exprimer des doutes ou émettre des objections publiquement sur le bien fondé du système équivalait à s’exposer à une vindicte de la part du conseil. Représailles pouvant aller jusqu’à l’exclusion. L’exclusion et la peur qu’elle engendrait était donc plus forte que les revendications plus égalitaires. Ils finissaient par se soumettre et acceptaient leur sort avec fatalité, tel était leur destin. Et puis la sécurité, même en devant être brin contraint à l’obéissance, valait toujours mieux que la lutte sauvage pour sa survie comme devaient le faire les gens exclus du bras protecteur du royaume. La propagande martelée faisait donc son effet, tous gardaient en tête les images de corps en lambeaux et les cris d’horreurs diffusés en boucles sur toutes les chaînes du royaume.
Pourtant, même ceux qui avaient des cordes très longues ne se sentaient jamais vraiment libres. Ils regardaient les bannis avec une sorte d’envie secrète, mais ils préféraient la sécurité de leur chaîne à l’inconnu au-delà du Mur.
Un jour, un homme du peuple, nommé Svoboda, né avec une corde extrêmement courte, commença à se poser des questions. Pourquoi une corde devait-elle déterminer leur vie ? Il n’était pas du genre à accepter ce qu’on décidait pour lui sans réagir. Toute sa jeunesse fut un cheminement intérieur, une préparation à la lutte pour son peuple. Sa vie commença dans le tragique et la douleur. Sa corde extrêmement courte aurait du le priver du loisir de théoriser sur la possibilité d’un monde plus juste et égalitaire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le conseil lui avait donné une corde si petite, les antécédents familiaux comportaient des risques de comportement instable et un esprit de révolte important. Plusieurs personnes de sa famille avaient été bannis ou avaient fugué loin du royaume après s’être soulevés contre le régime. Tant du côté maternelle que paternel: c’était donc une progéniture à haut risque. Et les conseil ne s’était pas trompé, ils faillirent l’exclure dès sa naissance car ses parents avaient choisi de le nommé Svoboda, qui, dans un ancien dialecte oublié signifie : liberté. Un ultime affront qui valut à la mère de Svoboda d’être exclue de la cité, promise à un viol collectif et les pires tortures des bandes qui errent dans la forêt jouxtant le Mur, réduite à l’esclavage à l’extérieur du royaume. Ces sauvages n’attendent que de la chair fraîche pour assouvir les plus noires de leurs pulsions. L’exclusion ne fut pas le cas du père, mieux valait le garder dans l’ignorance et dans le doute, le laissant ainsi imaginer les pires sévices qu’allait subir sa moitié, le corps profané et mutilé par des sauvages, elle qui agonisante allait sans doute crier son nom. La mère de leur fils unique, offerte, nue, en proie au monde extérieur. Oui, qu’il s’imagine et qu’il ressente la plus grande des peines durant sa vie d’esclave du royaume. Qu’il sente la culpabilité lui ronger les os. Que le remord le rende fou de désespoir. Et que son cerveau sature et qu’il finisse comme un légume, vivant sous perfusion d’un cocktail d’antidépresseurs pour supporter son horrible quotidien. Car, et le conseil le savait : le choix du prénom venait de lui ! Ils décidèrent tout de même de laisser une chance à l’enfant, persuadés qu’avec la minuscule corde qu’ils avaient daigner lui accorder et la lente transformation de son père en loque humaine, il serait bannis avant l’âge adulte et cela réglait le problème sans se salir les mains, tout en gardant bonne conscience. L’autorégulation tant prôner allait faire le travail. Comme toujours. Les vieux sages avait Foi en leur système.
Sa jeunesse, sa phase de découverte, d’apprentissage et son parcours n’eurent pas raison de Svoboda. Pas plus que l’immense tristesse et la culpabilité n’eurent raison de son père. Et l’enfant y était pour quelque chose, il était incroyable et tellement vif. Sans lui ni sa charge, il se serait sans doute effondré. Mais il avait le devoir de l’amener jusqu’à l’âge adulte, de lui éviter les écueils de la vie et les pièges tendus par le conseil qui avait tué sa femme Nastya. Svoboda et son père apprirent l’art dissimulation, ils avaient fait un pacte : celui de venger Nastya. Pour ce faire, l’attaque frontale était vouée à l’échec. Il fallait se montrer subtil, changer le système de l’intérieur, le faire imploser. Créer assez de doute chez les motouls pour qu’ils renversent le pouvoir en place. Un conseil de vieux sages qui n’avaient de sage que l’aspect. En réalité, des espèces de vieillards paranoïaques, vivant reclus et pâles comme des fiaks. Les sentences tombaient par missive express lue par un porteur sans que personne n’ait jamais vu un des sages sortir du manoir de la loi. À vrai dire :le peuple ne pouvait même pas mettre un visage sur les gens qui édictent et font appliquer la loi ! Cette distance et le mystère, voulus depuis les origines du système, renforçait le caractère sacré du pouvoir.
Svoboda, maintenant devenu un jeune adulte plein de fougue, grand esprit éduqué, libre et révolté, ses questions redoublaient. Et Svoboda ne se faisait pas prier pour les partager aux autres habitants. Tel était le plan établi vingt ans plus tôt par son père et lui.
Père qui venait de le quitter, ayant amené son fils à l’âge adulte : il avait à son tour fugué dans la forêt pour voir si sa femme y était encore après tant d’années. C’était un adieu avec son fils car en cas de recherches veines, ce qu’il risquait fort d’arriver, il se laisserait mourir vu que çà faisait des années qu’il mourait intérieurement de chagrin à cause de la disparition de sa femme. Sa moitié. Son amour restait intact et le temps n’avait rien refermé de la plaie béante dans son cœur. Pour Svoboda, enfant destiné à être martyr dès la naissance, la mission était trop importante. C’est ainsi qu’on pouvait l’entendre hausser le ton, au détour d’un verre entre amis, pour défendre son point de vue avec beaucoup de verve alors que son entourage tentait de le raisonner et de le réduire au silence afin de le préserver des conséquences. Une autre fois, au magasin, à l’avant puisque ça petite corde d’identité ne lui permettait pas d’aller plus loin dans le magasin, en plein débat animé avec les anciens qu’il jugeait comme responsable du marasme dans lequel ce trouvait la société aujourd’hui. Parfois même sur l’une des grandes places du royaume à interpeller les citoyens sur ses questions . Il n’avait pas peur de d’exposer ce qu’il considérait comme injuste. Il ne voyait pas de fatalité à leur condition d’esclaves et ne craignait nullement de l’exposer.
Pourquoi la peur de l’exclusion les enfermait-elle tous dans des vies de soumission ?
Alors qu’il sentait sa propre corde raccourcir avec chaque question qu’il posait car cela déplaisait au conseil, Svoboda réalisa quelque chose de profondément troublant : la vraie prison n’était pas le Mur, mais la corde elle-même. Ce que celle-ci représente et plus profond que ce que son porteur peu consommer, elle reflète le besoin d’être accepté, entouré, validé socialement pour exister. Même la communauté des bas-fonds, la moins enviable à priori, reste une communauté. Perdre sa corde était perdre une partie de soi, perdre son appartenance, sa ressemblance avec autrui mais aussi son moyen de subsistance psychique autant que physique. À cause de ses tentatives, les missives express contenant les sentences s’accumulaient contre lui. C’était bientôt la fin. Et plus sa corde devinait petite, plus il redoublait de vigueur et se sentant le devoir de redoubler d’efforts pour sensibiliser un maximum de motouls. Il se savait condamner, et ce depuis la naissance. Cela ne faisait donc pas une grande différence pour lui. Il était préparé et l’avait accepté. Il était destiné à être bannis, rejoindre son illustre famille dans la forêt, et plus l’issue approchait, moins Svoboda ne mettait de filtres dans ses messages. A l’instar de la communication trash et explicite du royaume avec ses clips chocs, il usait également de propos chocs pour éveiller quelque chose.
Sentir le feu reprendre en eux. Mais cette flamme tardait à s’allumer. La télévision d’état et des années de normalisation des comportement avaient zombifié le peuple.
Cela fini tout de même par arriver un peu à son insu, ce ne sont pas ses paroles qui firent réfléchir les motouls mais plutôt ses actes. Après s’être évertué à leur tenir inlassablement le même discours, c’est son chemin de croix qui inspira toute une génération. Svoboda passa du statut d’enfant du malheur à celui de prophète ayant ouvert la voie vers la liberté retrouvée.
Quand finalement son heure vint, sa corde fut entièrement coupée. Il fut conduit au-delà du Mur, où tous s’attendaient à ce qu’il disparaisse pour toujours. Mais à la surprise de ceux qui l’observaient de loin, et ils étaient venus nombreux assister à l’exclusion hors-norme de ce grand agitateur du peuple, Svoboda ne s’enfuit pas dans le désespoir. Il marcha avec une étrange légèreté. Une immense fierté. Il avait un air de défi qui ne semblait être réserver qu’aux vainqueurs. C’est alors que les rumeurs commencèrent à s’échanger. Certains disaient avoir vu Svoboda sourire en franchissant le Mur. D’autres disaient que le monde au-delà des murs n’était pas aussi hostile qu’on le croyait. Peu à peu, une idée commença à germer : et si la vraie liberté se trouvait au-delà du Mur, là où la corde n’avait plus d’importance ?
La plupart des habitants, cependant, restaient terrifiés à l’idée de perdre leur corde. Ils préféraient leurs chaînes, aussi courtes soient-elles, à l’incertitude de l’inconnu. La peur d’une liberté totale, également synonyme de danger, était plus forte que la prison visible qu’ils portaient autour de la taille.
Jusqu’au jour où Svoboda réapparu devant le grand Mur, accompagné de ce que l’on devinait être sa mère depuis longtemps partie. Son père se tenait avec eux. Derrière ces trois figures, se trouvaient une cohorte de gens, un nombre incalculable de bannis et de fugueurs, en vie, en bonne santé. La mort et la douleur qu’on promettait à ces gens n’étaient qu’un leurre. Le conseil les maintenait en tension, dans un climat d’angoisse permanent, pour les garder sous la coupe de la servitude naïve. Svoboda était de retour pour libérer le royaume de ses croyance. Les gardes du grand Mur lui avaient ouvert tellement ils n’en revenaient pas. Leur monde venait de s’écrouler soudainement, dès l’instant où ils les virent se présenter devant la grande porte. Tous les idéaux, le système qu’ils étaient en charge de défendre et de faire perdurer, reposaient sur le mensonge et la manipulation de masse. Ceux qu’on disait était donc vrai : ce gamin était l’espoir de la Nation. Les gardes se joignirent donc naturellement à la troupe de Svoboda et en chemin, presque chaque citoyen s’agrégea à celle-ci. Prenant ainsi la direction de la maison de la loi, bien déterminés à y entrer pour en découdre. Ils allaient faire chuter les vieux sages dès aujourd’hui. Le cortège ne rencontra aucune résistance, le retour de Svoboda avait fini par parfaire sa légende et tous était unanime : ils avaient un nouveau berger. Et des moutons ne demandent rien de plus qu’un berger. Bon ou mauvais du moment qu’il dirige avec un bâton.
Auparavant, personne n’aurait même osé approcher le manoir de la loi de peur d’être puni pour sa curiosité et son imprudence. Aujourd’hui, accompagné de Svoboda, tout semblait possible au peuple qui retrouvait une vigueur depuis longtemps oubliée. Comme s’il suffisait à une personne de s’élever courageusement contre un siècle de tyrannie pour sortir de son apathie le peuple endormi. Tous se dirigeaient vers le manoir de la loi et allaient enfin découvrir à quoi ressemblaient les membres du fameux conseil dont ils suivaient aveuglement les préceptes depuis leur naissance. L’excitation était palpable, il s’élevait dans les rangs l’énergie vertueuse que l’on trouve à l’origine de tous les passages à tabac, cette synergie de groupe qui est sur le point laisser éclater la plus grande bestialité de leur être. Ils n’allaient pas seulement démettre un pouvoir, ils partaient le décapiter. Rares sont les révolutions qui aboutirent sans voir de sang versé. Pourquoi celle-ci échapperait-elle à la règle? C’est un principe physique : la loi de Hooke sur les matières élastique s’applique également à un peuple que l’on comprime. La force de rappel, finira toujours par s’exercer en retour une fois la tension relâchée.
Svoboda menait la troupe, il fut le premier à entrer dans le manoir de la loi. Ce qu’il vit le laissa un instant songeur. Il s’attendait à trouver le faste et la démesure dans la demeure, quelle soit en quelque sorte à la hauteur de l’ego de leurs dirigeants. Mais pour eux : seul le pouvoir importait . Ils se nourrissaient du pouvoir exercé sur la population, s’en était devenu maladif. Retranché dans leur manoir, dans une semi obscurité permanente éclairé à la seule lueur d’une bougie, ils étaient voûtés comme un arc et avaient pratiquement perdu la vue à force d’éplucher des manuscrits anciens dans la pénombre. Les barbes trainantes jusqu’au sol, à peine vêtu d’un pagne élimé et hors d’âge qui laissait entrevoir des corps décharnés, le spectacle faisait peine à voir. C’était donc ça les grands manitous ? Ceux dont les sentences faisaient trembler les motouls ? Des vieillards pathétiques, devenus presque translucides à force de ne plus mettre un pied dans leur royaume, vivant dans la poussière et le délabrement le plus total. Le plus choquant pour la foule fut de constater qu’eux-mêmes ne portaient pas leur corde d’identité. Envahie de haine, la horde vengeresse de motouls en colère voulu s’emparer d’eux pour les piétiner.
Mais, d’un geste autoritaire du bras, Svoboda les en empêcha. À quoi bon s’abaisser à tuer des gens qui sont déjà morts? Et puis, devenir aussi méchant que le méchant n’a jamais honoré personne. Il leur tint un discours, son premier discours en temps que chef d’état, dans lequel il implorait le peuple à pardonner aux vieux fous, à laisser leur colère et leur haine de côté pour se concentrer vers un avenir libre et radieux. C’était, selon lui, la seule façon de briser les chaînes et ne pas rester éternellement enchaînés à leur passé. Retenus par la colère et leur ressentiment. Liés à son ennemi par l’énergie qu’on consacre à penser à lui.
Après ça, les motouls apprirent à prendre eux-mêmes les décisions et vécurent heureux et libres. Pas que physiquement. Car la transformation intérieure fut la plus émancipatrice.
Dans ce royaume, ce ne fut pas la longueur de la corde qui déterminait la véritable liberté, mais la capacité à s’en libérer.
Fin.
La morale de ce conte est double. D’abord, elle rappelle l’inégalité des conditions de naissance : certains sont naturellement favorisés, d’autres non, et ces différences initiales influencent la vie entière des individus. Ensuite, elle révèle une vérité paradoxale : beaucoup préfèrent les chaînes qu’ils connaissent à une liberté effrayante. Ils ne réalisent pas que les véritables barreaux de leur prison sont souvent forgés par leurs propres peurs.
