Il fût un temps où j’avais des amis, une vie sociale remplie, une copine, un travail, un appartement, une voiture,j’avais tout pour être un homme comblé, et même heureux.
Je suis né au Mexique, au début des années nonante, à une époque et dans un pays où les gens respiraient la joiede vivre malgré un climat de corruption, d’insécurité et de peur.
Moi, j’étais un petit garçon innocent et je trouvais chaque jour qui passait beau. Non seulement par le climat, quidépassait couramment les 40°C, mais aussi grâce à mes parents et ma famille, qui étaient unis comme la plupart des familles latino-américaines de cette époque. Ma mère a commencé à travailler à l’âge de quinze ans, mêlant travail et école, mon père lui a commencé par vendre de imprimantes en porte-à-porte, cella fait sourire aujourd’hui, mais ça fonctionnait à l’époque. Il venait d’un milieu très pauvre, petit, il n’avait ni chaussures ni brosse à dents, malgré ça c’était un homme très intelligent, mais il était maniaco-dépressif. Il n’avait presque plus de famille mis à part deux ou trois frères sur sept. Quasiment tous les week-ends on se rendait chez mes grands-parents maternels,lesquels avaient engendré douze enfants, qui avaient à leur tour eu des enfants. Je vous laisse imaginer les barbecues en famille, entre mes oncles, tantes, cousins et cousines, nos repas ressemblaient à des concerts en plein air ! La viande qui n’en finit jamais, la musique à tout va, les enfants qui jouent, les voitures garées jusqu’au bout de la rue, parfois on voyait passer un voisin ou un ami, et ça lançait des : « viens boire un coup ! » ou alors « tiens prends une assiette ! ». C’est cette ambiance qui me manque le plus …
Dans mon pays, comme dans la plupart des pays du tiers-monde, il n’y avait que deux classes sociales, les pauvres, et les moins pauvres. Nous, on s’en sortait pas mal, la plupart des frères de ma mère étaient soit médecins, soit avocats, mais pas comme dans les films, ils n’avaient pas une villa barricadée à l’extérieur de la ville, d’ailleurs, chaque maison de chaque rue avait un porche avec des barreaux.
Ce qui était à la mode, le vol et les meurtres. Ça, c’était comme dans les films. Quand je dormais chez mes grands-parents, j’entendais parfois des fusillades pendant la nuit, ensuite le silence. Jusqu’au lendemain matinquand les ambulances venaient reprendre les corps inanimés, je n’ai même pas le souvenir d’avoir vu la police une seule fois.
Malgré tout, la vie suivait son cours, moi, j’allais à l’école, j’étais heureux, mes parents ont un jour ouvert une école qu’on appelle « préparatoire », c’était une école pour les étudiants en fin d’études secondaires afin de les préparer à l’université. Mon père en était le directeur et ma mère, bourrée de diplômes, était à la fois sous-directrice, professeur d’anglais, et d’espagnol. Chez moi les cours se terminaient à midi, car l’après-midi il y faisait trop chaudpour enfermer des enfants dans une classe, alors j’allais faire du tricycle au parc en face de l’école de mes parents. Quand on y pense, avec le danger permanent qui pesait dans l’air, c’est fou qu’un enfant puisse se balader « seul » dans un parc. Remarquez, ce qui attirait le plus les « malfrats » c’était l’argent et non les enfants, ça c’est plus le truc des Colombs, enfin c’est mon avis …
Un jour, une crise économique a frappé le pays entier, tout le monde en a souffert, mes parents ont été forcés de fermer leur établissement, se retrouvant sans rien car au Mexique, si tu n’as pas de travail, tu n’as rien. Pas de chômage, pas de mutuelle qui couvre tes soins de santé, en gros, si t’es pauvre, malade et seul, t’as rien, nada.
Cette crise à beaucoup touché mes parents, mon père surtout. Il s’est mit à boire et à dilapider les économies en alcool dans les jeux, il déprimait, c’était maladif. Ma mère faisait ce qu’elle pouvait, elle a d’abord travaillé un peu chez Century21, mais avec cette crise qui n’en finissait pas, il n’y avait plus de travail pour elle, ni pour personne. Alors elle a commencé le porte-à-porte, ça ne faisait pas de miracles mais ça ramenait à manger. Et à boire …
Souvent elle m’envoyait chez l’épicier au coin de la rue avec une petite liste mais moins d’argent, lui demander sion pourrait lui rembourser la prochaine fois. Lui était tellement gentil et nous connaissait depuis des années, que parfois il me donnait plus de choses, et ne me faisait pas payer. Ma mère en pleurait, mais lui remboursait dès qu’elle lui pouvait, évidemment. C’était normal, tout le monde s’entraidait dans le pays, tout le monde vivait lamême chose, tous avaient le cœur sur la main.
Pendant ce temps mon père buvait et dormait. Il en avait gros sur la patate de ne rien pouvoir faire, c’est ça la dépression, tu veux mais tu ne peux pas. Peu de gens peuvent comprendre. Ce n’était pas un alcoolique comme on se l’imagine, il n’a jamais, au grand jamais été violent, ni même agressif. À chaque fois qu’il me voyait, il me souriait, il souriait à ma mère. Un sourire triste, un sourire qui voulait dire « je suis désolé ». Ma mère le comprenait très bien, elle ne lui en a jamais voulu. Mes parents s’aimaient, comme je n’ai jamais vu personne s’aimer de toute ma vie. Je ne le voyais pas, car je n’étais qu’un gosse, mais il se dégradait, il allait de plus en plus mal, la dépression peut être mortelle, c’est comme un cancer, elle vous enlève toute joie de vivre, toute la tristesse, la colère, vous ne ressentez plus rien, vous êtes vide, je le sais, et si je peux en parler de façon si précise, c’est parce que je l’ai hérité de lui. Un jour du mois de mai, lorsque j’avais 9 ans, j’étais au bowling avec ma famille pour fêter l’anniversaire de l’une de mes cousines, mon père n’était pas venu, il déprimait, ma mère me disait dans ces cas là qu’il était fatigué. En rentrant, je suis allé dormir chez mes grands-parents et le lendemain, très tôt, une de mestantes m’a réveillé, il y avait d’autres tantes et oncles présents dans la pièce, mais pas ma mère, je ne comprenais rien à ce qu’il se passait mais je trouvais l’atmosphère étrange. Une fois émergé de mon sommeil ma tante me dit : « ton papa est très malade, viens on va aller le voir ». Moi avec mon esprit d’enfant, je l’ai entendu comme on me le disait, mon père est malade, alors je lui rends visite, c’est tout.
Sur le trajet en voiture, ma tante s’est mise à pleurer d’un coup, et très fort. Je me demandais pourquoi tant decinéma juste pour un papa malade, surtout que ça ne devait pas être si grave, mon papa était fort, tout se passerait bien ! Arrivés à l’hôpital, ma mère m’accueille, et, les yeuxencore humides mais le plus sereinement qui lui était possible me dit : « écoute mon fils, papa a eu un accident, il était entrain de nettoyer son revolver, et le coup est parti ». J’avais entendu, mais à moitié compris, je pense que mon cerveau à bloqué cette information, je savais qu’il avait une arme – pour sa défense – mais j’ai fait abstractiondu reste. Jusqu’au moment où je suis arrivé près du corps, recouvert d’un drap blanc, avec son bras qui en dépassait, et ma mère qui me dit : « dile adios mijo », « dis-lui aurevoir fils ». C’est seulement à ce moment que j’ai compris, mon père était mort, tué par une balle de son propre revolver, accident certes, mais injustice. Pourquoi lui ? Cet homme si correct et droit, si aimant et aimé de sa famille, qui n’a jamais eu de chance dans la vie et s’est malgré tout toujours battu.
Ce n’est que cinq années plus tard, vers mes quatorze ans que ma mère me dit la vérité, il s’était en fait suicidé, d’une balle dans la tête, lui laissant une lettre dans laquelle il s’excusait d’être un fardeau pour sa famille, et dix pesos, pour « le lait du petit » comme il l’avait écrit, la seule fortune qu’il lui restait, la dernière pièce, littéralement. Voilà le résultat de la dépression.
L’année qui suivit fût la pire de mon existence, la première chose dont je me rappelle c’est cette pluie qui ne terminait jamais, elle a duré deux jours. La maison était devenue triste, il manquait quelque chose, quelqu’un …
Je me souviens qu’un jour, pendant que nous étions chez un marchand de tacos ambulant, les huissiers sont venus tout nous prendre, nous laissant avec les vêtements qu’un portait, et le chagrin. Heureusement, ma grand-mère était là pour nous accueillir, mais on n’a vécu là que quelque mois, car même si elle était sa mère, et qu’elle auraittout fait pour nous, la fierté et l’éducation de sa fille l’ont empêché de trop l’envahir. Alors nous sommes partis nous installer dans un quartier plus pauvre, selon ce qui correspondait à notre « budget ». Et malgré ça les enfants de là-bas m’appelaient « el nino popis », « l’enfant riche », imaginez la pauvreté du quartier.
Un an plus tard, en 2001, ma mère rencontrait mon beau-père, un Espagnol vivant en Belgique, totalement par hasard alors qu’il cherchait un de ses amis perdu de vue que ma mère connaissait. Je n’irai pas jusqu’à dire que ce fût le coup de foudre, mais il est vrai qu’il y a eu une certaine attirance. Ils avaient pas mal de choses en commun, comme l’amour du vin, le savoir des échecs, et puis il faut dire qu’il savait parler le salaud.
Il était né dans les années quarante au nord de l’Espagne, et avait eu une enfance très pauvre, par exemple, à l’âge de cinq ans il faisait sept kilomètres aller et sept kilomètres retour, à pieds nus par un froid hivernal pour se rendre à l’école, il ne manquait jamais une occasion de me le rappeler. Enfin. Au bout d’un certain temps ma mère allait un petit peu mieux, elle souriait à nouveau, grâce à lui, ils se parlaient par internet et de temps à autre je luifaisais un coucou.
Un jour il est venu nous voir au Mexique, la première fois que je l’ai vu, j’étais impressionné, un homme d’une soixantaine d’années, élégant, qui causait bien, je l’ai tout de suite adopté. Il me faisait penser à papa.
Il est venu nous voir trois fois en tout, jusqu’à ce qu’en janvier 2002, ma mère vienne en Belgique pour lui rendre visite, il vivait à Bruxelles à cette époque. En revenant, ma mère m’a parlé, petit à petit, et des différentes façons, afin de me faire comprendre que nous viendrons nous installer en Europe, elle me demandait ce que j’en pensais, mais avais-je réellement le choix ? D’une part je n’étais qu’un enfant, je ne décidais donc pas de grand-chose, et d’autre part, j’aurais préféré vivre n’importe où ailleurs qu’à l’endroit où je vivais à ce moment-là. Et puis, c’estl’Europe ! Mon père rêvait que je fasse mes études en Europe, la décision était donc prise.
Le moment critique fût celui de quitter ma famille.
Je ne m’attarderai pas sur ce point car mis à part la mort de mon père, ce fût une de mes plus grosses déchirures, cette image de ma famille en pleurs au milieu de la rue nous faisant signe à travers le pare-brise arrière du taxi qui nous amenait à l’aéroport, me hante encore. Mars 2002, j’ai dix ans, me voilà de l’autre côté de la planète, je ne parle pas un mot de français, je ne connais absolument personne, je repars à zéro, avec ma maman, et cenouveau « papa » qui est si gentil avec moi. Il avait trouvé un endroit dans un petit village au sud du Hainaut, pas loin de la France pour nous y installer, il avait déjà passé la majeure partie de sa vie à Bruxelles et nous-mêmes venions d’une ville de plus d’un million d’habitants, alors un peu de calme ne nous ferait pas de mal.
Après une semaine, je me suis dit qu’il était temps de jouer les aventuriers, c’était une grande première pour moi, un village datant de l’époque des châteaux, avec des restants de ruines, un lac, des pavés, chez moi ça n’existepas tout ça ! Enfin, pas de la même façon.
Alors un matin, je me lève de bonne heure afin d’aller visiter. Je croise mon beau-père sans le salon qui me demande si j’ai déjà déjeuné afin de ne pas sortir le ventre vide, automatiquement je lui réponds que oui, pour ne pas perdre de temps. Je me suis dit que je mangerais en rentrant, ce n’était pas bien grave. En rentrant de ma balade, je raconte tout à ma mère, la beauté du village, les canards, les gens à vélo, l’école primaire dans laquellej’avais hâte d’aller, et mon beau-père était assis à table, buvant un café, et fumant un cigarillo, sans un mot.
Quand je suis retourné dans ma chambre, il m’a suivi et m’a dit, avec un visage froid, et des mots secs : « pourquoi tu m’as menti ? » Sur le coup je n’ai pas compris alors j’ai vite répondu : « de quoi tu parles ? » et tout de suite il rétorque : « tu me prends pour un con ? Tu m’as dit ce matin que tu avais déjeuné mais c’est faux. » J’ai à peine eu le temps d’entendre ce qu’il disait qu’un coup de poing foudroyant est venu se loger dans mon estomac, puis un deuxième et un troisième. Il avait été boxeur dans sa jeunesse alors des coups, il savait en donner. Ces trois coups m’ont envoyé contre mes cartons pleins de jouets, et pendant que je me relevais tant bien que mal, il m’a lâché tout aussi froidement :
« Ne me mens plus, j’ai horreur de ça ». J’étais abasourdi, l’ange était devenu démon, mais pourquoi ? Comment était-ce possible ?
J’ai pensé que peut-être je le méritais, ou peut-être pas, je ne savais pas, je ne savais plus, je n’arrivais pas à penser, ni même à pleurer. Les jours passaient et il était comme d’habitude, alors je me suis dit que j’avaissimplement été puni pour avoir menti.
Un jour il eût la bonne idée de commencer à m’apprendre le Français afin que je puisse aller à l’école à la rentrée, il avait préparé un cahier, avec quelques mots, leur traduction et leur prononciation. On riait beaucoup, notamment quand il s’agissait de prononcer la lettre « e ». Il disait : « tu fais la bouche en forme de « o » et tu prononces « é ».Vous imaginez bien :
« Oé », « Éo », rien à faire, nous étions assis à table et on riait sans arrêt, jusqu’au jour où ça ne l’a plus fait rire. Il m’a dit : « Ça suffit de rigoler, maintenant on travaille ! ». À partir de ce jour il ne s’agissait plus d’apprendre, mais de retenir, j’ignore si vous arrivez à différencier l’un de l’autre, mais il est très difficile pour un petit garçon de dix ans de retenir quelque chose, qui plus est dans une langue étrangère, sous des cris, des menaces et des coups.
Plus il se fâchait, moins je retenais, moins je retenais, et moins je retenais, plus il se fâchait. Bien sûr rien ne se passait sous les yeux de ma mère, pendant qu’elle allait se promener, il était pile, et quand elle rentrait, il étaitface.
Le mois de septembre arrive et je rentre à l’école avec mes bases, très petites bases de français. Première récréet ne parle à personne, je suis seul dans mon coin quand un petit gars vient m’aborder et me dit : « c’est toi le nouveau qui parle un peu français ? ». J’acquiesce.
Julien, mon premier ami, mon meilleur ami.
Il habitait le même village alors on se voyait souvent, il dormait chez moi ou je dormais chez lui, Julien était mon échappatoire à cet enfer quotidien qu’était devenu la maison. Lorsque j’y étais, je m’enfermais dans ma chambre. Un jour, ma mère gardait les enfants d’une amie qu’elle s’était faite, pas très loin de la maison, et mon beau-père était au travail, à Bruxelles, il rentrait souvent tard, j’étais donc seul « chez moi ». Je me suis assis par terre devantl’armoire à chocolats et j’ai commencé à manger. Là, il rentre, plus tôt que prévu de toute évidence, surpris, je ferme vite l’armoire et le regarde, encore un morceau à la bouche, paniqué, je lui dis : « j’ai rien fait ». Ça aurait fait sourire n’importe quel parent, son enfant assis par terre, du chocolat plein la bouche et le regard innocent. Pas lui. Il me fixe et me dit avec un sourire ironique : « Pourquoi tu mens encore ? Dis-moi quelque chose comme « oups, grillé » ou autre chose, assume comme un homme au lieu de me regarder comme un con. » Bam, penalty dans les côtes. Le soir même je raconte ma mésaventure à ma mère qui décide de plier bagages immédiatement, et qu’on rentrerait au pays. Et là, il se transforma, il se mit à pleurer et à demander pardon, tant à moi comme à ma mère, tellement de cirque que ma mère décida de rester. Il devint limite schizophrène, des fois c’était l’ange, desfois le démon.
J’étais dissipé à l’école, mais pas méchant, je devais simplement extérioriser ce que je retenais au fond demoi.
Le reste du temps, j’avais souvent des mauvaises notes et des mots de la part des profs, alors quand je rentrais à la maison, je prenais une trempe, j’avais l’habitude mais je continuais d’avoir peur, à tel point que je suppliais les professeurs de ne pas écrire de mots négatifs dans mon journal de classe, sans leur expliquer la situation pour autant, de peur de prendre plus de coups encore pour m’être plaint. Mais pour eux évidemment ce n’était que les caprices d’un gosse qui ne voulait pas se faire engueuler à la maison. Alors ils écrivaient, et je subissais, en silence. Le problème à cette époque était qu’on ne pouvait pas aller voir la police pour la simple raison que nous n’avionspas encore de papiers, car l’ex-femme de mon beau-père refusait de divorcer, et donc mes parents ne pouvaient pas se marier. Alors se plaindre pourquoi ? L’expulsion ? Non merci. Bien que ma famille me manquait terriblement, mon avenir m’attendait, plus question de faire marche arrière, Dieu seul sait ce que je serais revenu en restant au Mexique. Trafiquant, assassin, mort ? Peut-être médecin, mais j’en doute.
Deux ans s’étaient écoulés, j’étais en sixième primaire, un vendredi je suis rentré chez moi sans mon pull, ma mère m’envoie donc le chercher. Il devait être dans les dix-sept heures, en retournant à l’école, il n’y avait plus personne mais tout était ouvert, sûrement pour les femmes de ménage. Je monte jusqu’à la classe où l’on range dans une armoire les vêtements perdus, et en ouvrant cette dernière, je tombe nez-à-nez avec les chocolats quel’on vendait pendant la récréation, et un panier avec quelques pièces, le butin de ces derniers.
Comme je n’y avais pas droit à la maison, j’ai pris un chocolat tout en cherchant mon pull, sans succès. Avant de repartir, je ne sais pas pourquoi, j’ai eu le réflexe de plonger ma main dans la monnaie et je suis parti avec quelques pièces, quatre ou six euros au total. Je ne sais même pas pourquoi j’ai fait ça, était-ce pour me rebeller ? Peut-être pour me dire que moi aussi j’avais droit à ceux dont les autres enfants avaient droit ? Allez savoir.
Le lundi matin je suis tout de suite convoqué chez le directeur et mes parents avec, c’est la panique, je sais pourquoi je suis là, je sais ce qu’il va leur dire, et je sais que je vais encore prendre cher, très cher cette fois. Pendant qu’il leur parle, mon beau-père ne dit pas un mot, mais moi je sais. Arrivés à la maison, surprise, il dit à voix haute mais sans regarder personne : « je ne veux plus rien savoir de ton fils, tu t’en occupe maintenant. » Soulagement, délivrance.
Mais ça ne durait jamais, il faisait souvent ça, il arrêtait de me parler une période, puis il recommençait.Comme s’il s’en voulait de « m’abandonner ».
Une fois, nous nous sommes rendus lui et moi chez un voisin hongrois, et en partant, j’ai pris son téléphone GSM.
Mon beau-père refusait catégoriquement que j’en possède un, et moi je trouvais ça tellement injuste, que j’ai pris celui du voisin ce jour-là en me disant que ce n’était pas bien grave, il buvait tellement qu’il finirait par croire qu’ill’avait perdu.
J’étais entrain de jouer au ping-pong dans le garage d’un copain quand mon beau-père arrive subitement dans la cour de celui-ci comme un pilote de rallye, il descend de la voiture et marche vers moi, s’arrête à cinq centimètres de mon visage et me dit en hurlant : « Dis- moi que c’est faux ! T’as pas volé le GSM de Michel ?! » J’ai fait le lien en une seconde, ce dernier était venu se plaindre de mon geste, et ni une ni deux, il est venu me chercher. J’aipaniqué, j’aurais pu dire non, et ça se serait terminé là, mais au lieu de ça, la peur m’a fait dérailler et j’ai dit : « Non, j’ai seulement trouvé celui-ci près du lac ». Et je l’ai sorti de ma poche … Était-ce par acquis de conscience ? Peut-être. Pourquoi j’ai volé ce téléphone ? Je l’ignore. J’ai à peine eu le temps de lui montrer, qu’il m’a lancé un crochet du droit et un du gauche qui m’ont envoyé contre le mur qui se trouvait un mètre derrière, il s’est approché de moi, m’a attrapé par le col, et a lancé un coup droit à côté de moi, en trouant le mur de béton. Ça m’aurait sansdoute tué.
Après ça j’ai dû manger avec une paille pendant trois semaines.
J’ai passé la fin de mes vacances dans mon lit, et ensuite je suis rentré en secondaire. Mais rien n’a changé. Les mauvaises notes, les coups, les mots des profs, les coups, les mensonges afin d’y échapper, mais quand mêmeles coups.
En première secondaire, croyez-le ou non, j’ai rencontré l’amour, un amour comme je ne trouverai plus jamais. Je suis tombé amoureux au premier regard, et je pense que cela a été réciproque. Mais ça n’a duré que trois mois, nous avions tous deux treize ans, c’est normal nous étions gamins. Mais j’en ai réellement souffert, malgré d’autres relations, je n’ai jamais cessé de penser à elle, elle possédait mon cœur à tout jamais.
Par la suite j’allais rencontrer ceux qui allaient devenir « ma bande », mes meilleurs amis, mes seuls amis, aujourd’hui je me rends compte que les autres n’étaient que des dérivatifs aux moments creux. Julien, Simon, Goran, Lionel et moi, on était comme les cinq doigts de la main, il n’existait pas d’autres amitiés comme la nôtre, c’était quelque chose de fort, je ne crois pas au hasard des rencontres, nous étions destinés à nous rencontrer. Tous les jours après l’école on se retrouvait chez Simon, c’était le point de rendez-vous, on ne faisait qu’y dormir, le reste se passait dehors, nous étions des enfants de la rue avec un foyer. C’étaient les seuls qui connaissaient ms problèmes, ma vie, il m’arrivait d’aller chez Simon avec des bleus, des coups au visage, mais ils ne demandaient pas, on n’en parlait pas, sauf si je le souhaitais. Ils étaient ma famille.
Un jour, le beau-fils de mon beau-père, le mari de sa fille, m’a offert un lecteur MP3, à son grand désarroi, vu qu’il refusait que je possède quoi que ce soit de ce genre. Même si j’avais quand même un téléphone (acheté !) encachette.
J’ai fini par casser ce MP3 et je l’ai laissé dans un coin de ma chambre derrière une armoire. Quelques temps après, en me réveillant, je ne vois plus mon téléphone que je laissais toujours sur ma table de chevet, il n’y avaitaucun risque, il ne rentrait jamais dans ma chambre ! Il faut croire qu’il avait changé d’avis …
Je descends au salon, et n’y vois que lui, de l’autre côté de la pièce, ma mère devait encore dormir. Sur le meuble de l’entrée j’y vois mon téléphone et lui qui me regarde, je savais déjà, mais je ne m’attendais pas à la suite. Il me dit : « Alors c’est ça, on fait un cadeau et tu l’échanges dès que tu en as l’occasion ? » J’ai compris la confusion, mais pas le temps de parler, il m’attrape par les bras et me colle contre la porte vitrée du jardin. Droite, gauche,droite, gauche. Ça ne finit pas, j’ai mal au ventre, mal aux côtes, mal au visage, je fais semblant d’être inconscient et me jette par terre en espérant que ça l’arrête. Au contraire, des coups francs dans le ventre et des penaltys auvisage, ce fût l’une des pires.
Dès le lendemain j’ai retrouvé le MP3 cassé et l’ai déposé sur la table du salon, plus un mot ne me fût adressé durant des semaines, encore moins un « pardon », il ne faut pas rêver. Le jour béni fût le jour où il décide de me mettre à l’internat, je n’y croyais pas, il allait dépenser de l’argent pour moi ! En même temps je n’étais qu’à moitié étonné, il n’avait plus envie de voir ma gueule lui non-plus.
À l’internat, pareil, mauvaises notes, mots des profs, mais il ne s’occupait plus de moi, ni de mes études. Les coups n’ont pas cessé pour autant. Quand j’étais à la maison, des fois il me frappait, comme ça sans raison, souvent avec un bâton quand je passais l’escalier, je ne me posais plus de questions, je savais qu’il était fou. J’avais dix-sept ans à l’époque et j’encaissais encore sans broncher comme un gosse de dix ans sans papiers. Pourtant j’aurais pu faire quelque chose, aller voir la police, une assistante sociale, ou même me défendre, mais j’avais peur. Il avait inséré une peur viscérale en moi. J’étais comme tétanisé face à lui. Tout comme certains craignent les araignées, les serpents, moi c’était mon beau- père, c’était devenu pathologique.
Évidemment l’internat ça n’a pas duré, je n’y suis resté qu’un an et à la fin de l’année scolaire il m’a dit : « Maintenant tu t’es assez amusé, tu vas apprendre à travailler, tu vas en école professionnelle ! » Dit comme ça cela paraît laid, mais en vérité ça va, c’était une école de cancres en fait, puis j’y ai retrouvé mon ami Julien, et l’amour de ma vie. J’allais avoir dix- huit ans.
Ça ne trompait personne, à peine nous nous sommes revus, que déjà nos cœurs battaient l’un pour l’autre.
À peine dix-huit ans arrivés mon beau-père me jeta de la maison, à coups de pieds évidemment. Je me retrouvais là, livré à moi-même, mais au même temps soulagé d’être enfin libéré du diable, par le diable lui-même. Mon premier réflexe fut d’aller chez Simon, où m’accueillirent son père et lui comme une famille, j’y suis resté quelques semaines avant de trouver mon propre appartement dans un village à côté. Un appartement social. Je n’avais pas d’argent et j’allais encore à l’école, je ne pouvais pas faire autrement. J’étais enfin chez moi, je vivais avec l’amour de ma vie, j’avais des amis en or massif, et j’étudiais la menuiserie, un métier qui me tenait à cœur, comme mon oncle, le frère de mon père, je voulais devenir ébéniste. Tout allait pour le mieux, mis à part une petite maladie dont j’ignorais encore l’existence mais qui m’avait déjà créé des problèmes auparavant.
L’épilepsie s’est déclarée à l’âge de vingt-et-un ans, me voilà contraint d’arrêter mes études, viré de l’école comme un malpropre, je me retrouve chez moi à ne rien faire de mes journées et à fumer de plus en plus de cannabis. Le problème était que je ne recevais presque rien comme aide sociale, entre le loyer à payer, le cannabis que je consommais, je ne m’en sortais pas. J’ai du vivre dans la rue pendant presque un an, mais nous ne parlerons pas de ce chapitre.
Alors comme la plupart des jeunes, je me suis mit à en vendre, pour consommer gratuitement, et pouvoir sortir latête de l’eau. Cela a duré quelques temps, jusqu’à ce que mon beau-père attrape une tumeur au cerveau, ma mère déjà atteinte de Parkinson, avait beaucoup de mal pour s’occuper de lui, la maison, les trajets à l’hôpital et un peu d’elle quand elle le pouvait, la pauvre. Donc j’ai décidé de retourner auprès d’elle avec ma copine, elle et moi vivions en haut, et mes parents en bas, de toute façon il ne comprenait plus rien à ce qu’il se passait autour de lui. Moi je pensais, « c’est surement le châtiment divin. Pour toutle mal que tu as fait, à moi, à ton ex-femme, et à ta fille avant moi ». Il finit par mourir.
Peu après mes vingt-trois ans, après cinq années d’un amour passionnel et infini, je vais un jour chercher ma bienaimée à son travail, elle me dit en rentrant dans la voiture auprès un petit bisou : « viens on va boire un verre je t’invite, j’ai quelque chose à te dire. » Déjà le fait qu’elle m’invite était des plus bizarres puisqu’elle savaitpertinemment que je refusais toujours qu’elle paye quoi que ce soit, en bon gentleman. Arrivés au café du coin, ons’assied, prenons notre verre, elle me regarde et me dit : « écouté, je vais être directe, ça fait sept mois que je ne t’aime plus. » Même s’il n’était pas physique, cela faisait des années que je n’avais pas reçu un coup pareil. Mon estomac s’est tordu, ma gorge s’est serrée, j’ai vu flou pendant une seconde. Aucun mot n’est sorti de ma bouche. Sept mois ? Comment peut- on feindre d’aimer pendant sept mois ? Digne d’un oscar. Aujourd’hui encore j’ai du mal à y croire. Le lendemain j’étais à l’hôpital, je vomissais mes tripes, je respirais mal, j’ai perdu quinze kilos en une semaine, j’ai commencé à avoir des hallucinations, le médecin a parlé de choc émotionnel, mais je ne crois pas en ces choses-là. Bien que depuis ce jour, et ce jusqu’à ma mort, je doive suivre un traitement contre le stress et les hallucinations, qui surviennent si je le manque ne serait-ce qu’un jour. Le choc émotionnel existe-il vraiment alors ?
Suite à cela s’en suivit une dépression, pendant six mois je ne suis plus sorti de chez moi, je mangeais à peine, jene me rasais plus, mais je dessinais beaucoup, ça m’aidait, un peu.
J’ai peu à peu repris goût à la vie et j’ai trouvé un travail deux ans après dans un petit restau aux barrages de l’eau d’heure et l’appartement qui allait avec, j’avais une vue magnifique sur un des lacs. J’y ai rencontré Emeline, c’était la deuxième fois que j’aimais autant quelqu’un, je croyais de nouveau à l’amour, j’allais mieux.
Elle était un peu plus jeune que moi, très belle, et encore plus à l’intérieur, maintenant je sais qu’une femme est encore plus belle quand elle ne le sait pas. Elle avait aussi un passé compliqué, ce qui faisait qu’on se comprenait. Ça à fonctionné quelques temps puis elle m’a dit qu’elle n’était pas prête à une vie de couple, elle était encore aux études et avec sa vie assez compliquée elle avait trop de choses en tête, j’étais triste, mais ne lui en voulais pas,on n’a pas cessé de se parler pour autant.
Tout allait pour le mieux dans mon travail, je travaillais bien, et je m’entendais bien avec tout le monde, les patrons, mes collègues, les habitués. Jusqu’à ce que je me rende compte que tout, ou presque, étaient faux, pas seulement avec moi, mais avec tout le monde, et même entre eux. Alors j’ai commencé à prendre mes distances tout en faisant mon travail du mieux que je pouvais. Le problème était que comme je n’allais pas dans leur sens, ils me mettaient des bâtons dans les roues, surtout mes collègues. Emeline et moi avions recommencé à nous vois, entant qu’amis, mais avec des affinités, moi je continuais de l’aimer, de toute mon âme, elle je ne sais pas vraiment. Elle revoyait son ex et me disait le contraire, ça me blessait mais je pardonnais, je l’aimais tellement.
Pendant ce temps les gens parlaient dans mon dos et inventaient des choses sur moi, c’est comme ça dans les petits villages, si tu sors du troupeau, tu deviens le mouton noir. Je décidais donc de partir à la fin de mon contrat, retrouvant ainsi mes amis d’enfance que j’avais un peu perdu de vue.
Ma vie n’avait plus tellement de sens, je trainais avec mes potes, qui eux travaillaient, j’allais de temps en temps voir Emeline, qui elle étudiait la kinésithérapie. Moi, j’étais revenu chez ma mère afin de l’aider, et je ne faisais rien. J’avais déjà vingt-sept ans et aucun avenir, j’ai pris une des pires solutions qui s’offrait à moi, au lieu de trouver un travail comme n’importe qui l’aurait fait, j’ai choisi l’argent facile. J’ai commencé à fréquenter des gens peu recommandables, ce qui m’a valu une grande balafre le long du visage.
Ce que je n’aurais jamais osé penser se produisit alors. Un jour je téléphone à mon ami Simon pour qu’il vienne me chercher en ville, car je n’avais plus d’argent, j’avais croisé des types à qui j’en devais et leur avait donné tout ce que j’avais sur moi. En arrivant, Simon commence à me faire la morale, je n’ai rien dit, je méritais mais une fois arrivés devant chez moi, il me regarde et me dit : « On ne peut plus continuer à se voir, on peut prendre un verre detemps en temps si tu veux mais c’est tout. » J’étais abasourdi, qu’avais-je donc fait ?
Pourquoi voulait-il m’abandonner du jour au lendemain ? Était-ce à cause de ce que je faisais ? Je n’avais pas changé pour autant. J’ai répondu : « d’accord » et je suis rentré chez moi, j’avais bu et au lieu de chercher une explication je suis parti et je l’ai maudit. J’ai pensé que ça ne durerait qu’un jour, une semaine, je connais son caractère, ça lui passera me disais-je.
Ça a été pire que ce que je pensais, lui comme les autres, ont stoppé leur amitié envers moi, comme ça, sans explication. Tout mon monde s’est écroulé, mes meilleurs amis, mes seuls amis, mes frères, dix-sept années d’amitié parties en cendres. Et comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, Emeline me laisse aussi, guidée par les palabres des vautours qui parlaient sans cesse dans mon dos. J’étais seul.
Certes ma mère est encore là, grâce au ciel, mais à part ça, je n’avais plus rien, plus personne.
La dépression fût dure, je ne croyais plus en l’être humain, je me suis plongé encore plus dans le cannabis, mais aussi dans l’alcool et la cocaïne. Je sortais, je voyais des filles, je buvais, sniffais, fumais, mais je ne riais plus à l’intérieur, je ne croyais plus en rien. Mon unique raison de continuer à vivre était ma mère, sans elle, il y a longtemps que je ne serais plus.
Et puis un jour, est arrivé Florian, un jeune de dix-neuf ans, je le connaissais déjà de vue et j’avais parlé deux ou trois fois avec lui. On a commencé à trainer ensemble, on allait dans les soirées où on prenait plein de cocaïne et on buvait comme des trous. Il avait huit ans de moins que moi mais était très mature pour son âge. Il me rappelait un peu moi à son âge, alors je passais beaucoup de temps avec lui, je n’avais aucune envie de vieillir, les adultessont faux et méchants.
Florian était, comme un envoyé du très haut, venu me remettre dans le droit chemin, à sa façon.
Il était pire que moi, consommait plus que moi, sortait plus que moi, avait plus d’énergie, normal, il avait dix-neuf ans et moi vingt-sept !
Un jour je me suis dit, « ça suffit », et j’ai décidé que j’allais le soigner, le mettre en « cure », l’enfermer chez moi pour l’aider contre sa dépendance à la drogue, mais j’ai lamentablement échoué, au lieu de cela, c’est moi qui ai plongé, on s’est mit à prendre plus encore et au bout d’un moment, à vendre. Bien que nous fassions n’importe quoi, nous étions là l’un pour l’autre, cela faisait à peine quatre mois qu’on se fréquentait et une amitié était née, comme celles qu’on voit dans les films.
Nous avons fini par nous faire prendre, et nous voilà aujourd’hui ensemble en prison, je ne pense pas que ce soit un hasard, comme je l’ai dit, je ne crois pas au hasard des rencontres. Le très haut nous a réuni pour une raison, peut être pour que nous nous retrouvions ici, afin de comprendre, de nous remettre en question, ensemble. Aprèspresque un an d’amitié on s’entend toujours aussi bien, on se dispute parfois, mais on reste soudés. Surtout maintenant, cela fait deux mois que nous sommes ici et nous sommes plus proches que jamais, j’espère ne pas me tromper cette fois. Il y a toujours une partie de mon subconscient qui me dit de me méfier de chaque personne que je croise, il faut mecomprendre.
Cela va bientôt faire dix-huit ans que je suis parti de chez moi, que j’ai quitté mon pays sans jamais y être retourné, faute de moyens.
Après tout ce temps, quand j’y retournerai, serais-je un étranger ?
Quoi qu’il en soit, maintenant je suis ici et je paye pour mes fautes, mais moi, qui me payera pour les dégâts ? Quime laissera l’opportunité de montrer ce que je vaux ?
Donnez-moi une chance, vous verrez, je gagnerai.
Pedro Benavides