Je l’aimais trop

Chapitre 1

Septembre 1997

Madame Flicarde, notre voisine et propriétaire de notre habitation, s’approche de moi d’un air très pressé voire même énervé.

« – Bonjour monsieur Messa. Avez-vous fait bon voyage ? » Question bizarre vu son état d’énervement.

« – Pas très bon madame j’ai été très mal reçue par l’entreprise qui devait m’employer et je n’ai pas décrochéle job tant espéré.

c’est la raison pour laquelle j’ai dû rentrer plus tôt !

Et vous Madame Flicarde, votre semaine s’est-elle bien déroulée ?

Ne le prenez pas mal Monsieur Messa mais lorsque vous recevez un invité pourriez- vous vous assurer qu’il laisse son scooter devant la maison et non dans le garage ? Je ne dis pas cela en mal, hein, Monsieur Messa,

Mais madame a reçu de la visite pendant votre absence ; elle a fait rentrer le scooter dans le garage et unetrace d’huile s’est formée sur le béton lissé.

-Quelle mobylette ?

-Madame a reçu de la famille, m’a-t-elle dit. » Surpris, mon sang nefait qu’un tour,

Je serre les dents.

« – Ok madame, ne vous inquiétez pas, je ferai passer le message. »

Je suis rouge de honte, les image défilent. A-t-elle profité de mon absence pour me tromper ? Qui est venupendant mon absence ? Je dois essayer de garder mon calme, elle aura certainement une explication claire qui m’ôtera tout doute possible. Je ne peux pas y croire un seul instant !

Je suis à bout de souffle en prenant les escaliers 4 à 4. A peine suis-je entrédans le salon :

« – qui est venu te rendre visite en scooter ? » Elle se fige, d’un airsurpris.

« – Bonjour mon chéri ! Ton voyage s’est bien passé ?

Tu entres comme un fou, même pas un bonjour, même pas un câlin et tu m’agresses ! Je pensais t’avoirmanqué.

-QUI EST VENU TE VOIR EN MOBYLETTE ???

Dit-il d’un ton plus sévère.

-Personne. »

Elle me tourne le dos et va dans la cuisine se préparer un café.

« – La voisine vient de m’interpeller en me demandant de ne plus rentrer la mobylette dans le garage : tu luiaurais dit qu’il était de la famille…

Personne dans la famille n’a de mobylette.

-Dis, après nos 6 années de vie commune, tu me crois capable de faire venir quelqu’un pendant ton absence ?Elle raconte n’importe quoi.

-Elle perd la boule ».

Ko sur place, je veux savoirs la vérité mais je n’ose plus l’interroger. Je sais que si jecontinue à la questionner ;

Je vais devoir aller au bout des choses et j’ai peur de la perdre, je préfère ne pas savoir.

Ce soir là, elle a été plus câline, plus douce, plus amoureuse que d’habitude. Elle m’a fait l’amour comme jamais. Je l’aime trop, je vis à travers elle. Elle est ma boussole, mon phare.

Nos ébats ne seraient-ils pas assez intenses pour elle ? Pas assez longs ? Pas à son goût ?

A plusieurs reprises, je vais la surveiller sur son lieu de travail, au resto. En a-t-elle marre demon manque de confiance ?

A-t-elle besoin d’autre chose ?

Je ne le saurai sans doute jamais, elle se terre dans un mutisme qui m’exaspère. Elle pourrait me quitter,refaire sa vie, nous n’avons pas encore d’enfants.

Rien ne la retient, hormis peut-être l’amour ou l’habitude.

Chapitre 2

Septembre 2002

Tous les jeudis soir, on se réunit entre amis pour un petit poker, un bon Jack un bon Havane et les ragots de la semaine écoulée.

Une soirée tant attendue pour évacuer le stress de nos vies, nos vies bien trop compliquées, bien tropremplies, avec très peu de place pour la détente.

Aucune excuse n’est valable pour annuler ce rituel du jeudi soir.

Nous sommes tous les 4 entrepreneurs dirigeants d’entreprises ou artistes indépendants. L’artiste,nommé Joseph, est, plus que les autres, attiré par les femmes. Il est célibataire, pas de scrupules ! Les femmes des autres sont très importantes à ses yeux.

Il disait toujours « tu sais bien nous autres, avec la femme des autres ! ».

Il avait pour habitude de prendre des photos coquines de ses aventures, mais à leur insu, bien sûr…

Joseph et moi, on se connaît depuis tellement longtemps que l’on s’appelle par de petits surnoms, Lo est lediminutif de Laurent et Jo, le diminutif de Joseph ;

« – Lo, viens voir, celle-ci va te plaire, un galbe exceptionnel, des fesses qui ne lui servent pas qu’às’asseoir, si tu vois ce que je veux dire !

Terrible hein ! T’en penses quoi ? »

Les trois autres n’apprécient pas le comportement de Joseph vis-à-vis de la gente féminine. Je marque untemps d’arrêt. Je vois sur le téléphone tactile dernier cri, la

photo du fessier de mon épouse. Je pourrais le reconnaître entre mille : les deux grains de beauté sur sa fessedroite ne sont pas communs.

J’essaie de garder mon calme. En me moquant, je lui demande si elle sait qu’il l’a prise.

« HA ! ça oui ! elle sait que je l’ai prise et pas que de face ! »

Avec un grand éclat de rire, à gorge déployée, torse tombé, en balance sur les deux pieds arrière de sa chaise, il se délecte, son ego surdimensionné est comblé.

Blanc comme un linge, je reformule ma question haussant le ton.

« – Je te parle de l’avoir prise en photo.

Est-elle au courant que tu as volé une photo d’elle ?

-Non non, elle ne voulait pas. Elle savait que j’allais vous la montrer, elle m’a dit texto :

-Me prendre en photo ? Même pas en rêve ! Tu vas la montrer à tes amis du poker. » Fier de ce qu’il vient demontrer, Joseph est loin d’imaginer que j’ai reconnu les fesses de ma femme. Il est vrai que la photo avait étéprise à quelques mètres.

On voyait très bien une femme brune, mince, le galbe de sa chute de reins si belle qu’aucun peintre n’aurait pu la représenter. A genou sur un siège de bureau orange style années 80, des fesses très belles, trèscambrée, elle avait le menton appuyé sur le dossier, prête à accueillir son amant.

« -Tu ne m’as pas répondu… T’es tout blanc ! » J’essaye de prendre letéléphone pour agrandir l’image.

Joseph se rend compte de sa bourde. Il le reprend d’un geste brusque, le remet en poche et change desujet.

« – Alors, on se le fait ce poker ?

-Remontre-moi la photo, svp, elle est trop belle, j’aimerais la revoir.

-Allez stop ! C’est bon, je ne sais plus dans quel dossier je l’ai cachée. »

Cela conforte mon idée : cela doit vraiment être ma femme ! Pourquoi ne plus vouloir me la montrer ? A-t-ilcru que je ne la reconnaîtrais pas ?

Je ne dors plus, je suis dépité, anéanti…

Comment a-t-elle pu aller chez mon meilleur ami, mon frère ? Je n’arrive pas à ycroire. Et pourtant…

Quelles sont les probabilités qu’une belle femme, brune, au teint mat, ait exactement les mêmes grains debeauté et de surcroît au même endroit ?

A plusieurs reprises, j’essaie d’en parler à ma moitié, je n’ose pas, elle va se fâcher, elle va me faire la guerre et de toute manière elle va nier.

Les mois passent et je vis avec cette image ; j’en fais des cauchemars, je l’ai trop dans la peau.

Je n’en peux plus, de vivre avec ce poids sur le cœur, la gorge nouée depuis trop longtemps, je doisessayer de savoir.

Comment faire sans la blesser ? Malgré cette preuve que j’ai vue de mes propres yeux, je doute encore…

« -Soniaaaaa.

-Ouiiiiiiiii, d’une voix amusée. »

Elle sait que quand je l’appelle de cette manière c’est que je vais lui demander quelque chose.

« -J’aimerais te demander un truc…

-Je partie que c’est un truc cochon. » Elle me connaît.

« -Oui et non, c’est une… » Elle me coupe :

« -Allez, vas-y, dis-moi !

-J’aimerais juste faire une photo de ta belle chute de reins : tu sais à quel point tes fesses m’excitent. »

Pas le temps de finir la question qu’elle me répond exactement les mêmes mots qu’elle avait dits à Joseph :

« -Me prendre en photo ? Même pas en rêve ! Tu vas la montrer à tes amis du poker. » Là, il n’y a plus le moindre doute. Comment pourrait-elle dire exactement les mêmes mots ? Une autre femme aurait-elle pu s’exprimer de la même manière ? Avec la même formulation de phrases, avec les mêmes paroles ?

Que faire ? On a deux enfants en bas âge. Je la prenais pour une femme exemplaire, une maman hors pair, une maîtresse magnifique.

J’ai tout quitté pour elle, j’ai mis ma passion de côté avec le poids que cela va peser sur ma vie et ma santé.

OK, moi non plus je ne suis pas un saint ! Mais c’est quand même la deuxième fois que j’ai une preuve. Jesuis certainement malade, je suis parano. Je prends la décision d’oublier, d’essayer d’oublier…

Chapitre 3

Je suis affalé sur mon transat, il fait encore très beau pour la saison. Je profite de quelques minutesde tranquillité. Mon travail me mine. Après ma journée de travail, je m’ennuie. Mon rêve ultime est de mettre assez d’argent de côté pour ne plus travailler et écrire, composer et chanter, en somme, toujours créer.

Mes affaires sont plus que florissantes, trop certainement, trop pour moi. Je suis peut- être entré dans un costume trop grand pour moi.

Suis-je fait pour ça ? Non. Je le sais maintenant mais il est bien trop tard pour reculer. Qui oserait tout arrêter alors que son entreprise lui permet d’engranger d’importantes sommes d’argent ? Je prends patience, je sais que je ne tiendrai plus pendant des années à ce rythme. J’ai bien essayé de vivre de ma passion mais sanssuccès.

Le téléphone sonne tout le temps, je ne délègue pas assez et ma créativité est au point mort. Je préfère me faire une raison, je travaille comme un damné. Je m’oublie petit à petit mais je l’ai dit, très régulièrement lorsde mes moments de déprime :

« je me meurs, j’ai l’impression de m’éteindre, de mourir tout en étant bien vivant. »

A chaque soirée un peu arrosée, je pleure, je repense à ma vie gâchée, aux tromperies de ma belle, à ma décadence : je me plains de son manque d’affection, de son manque d’attention. Je le disais à ma meilleure amie : « elle me considère comme un meuble, elle vient prendre les poussières de temps en temps uniquement quand elle a envie, pour le reste, je suis juste un moyen d’élever les enfants, je suis juste là pour qu’elle se sente en sécurité ».

Réussir en affaire, n’est pas un signe de réussite ! Rouler en Porsche,n’est pas un signe de réussite !

Aller au resto, un jour sur deux, avec mes clients, n’est pas un signe de réussite !

Je ne suis plus en état de comprendre que ma famille m’aime. J’aurais pu me tourner vers mes fils que je chéris plus que tout et qui m’aiment.

La seule réussite qui aurait pu compter à mes yeux aurait été d’être connu et reconnu, d’avoir écrit un tube ouun best-seller.

J’aurais tellement voulu recevoir l’amour dont j’ai tant manqué, recevoir l’amour d’un public que j’aurais faitvibrer au rythme de ma musique ou frémir par mes écrits.

Alors, un jour, je me sens le courage de dire à mon épouse mon souhait de vendre mon entreprise :

« -Soniaaaaa, serais-tu d’accord que je parte avec des amis en Corse ? Je suis fatigué.

-Bien sûr, vas-y, ne t’inquiète pas !

-J’aimerais juste un truc.

J’aimerais que tu prennes contact avec le banquier. Je n’en peux plus de ma vie professionnelle.

J’ai un acheteur pour 250 000 euros. Le banquier ne veut pas que je vende. Il dit que je n’aurai plus jamais la chance de gagner autant d’argent dans ma vie. J’espère que tu sauras le convaincre, il fera peut-êtrepreuve d’un peu plus d’humanité avec toi.

Je sais que cette somme n’est pas suffisante pour arrêter de travailler mais je pense pouvoir faire autrechose, une activité plus en phase avec ma sensibilité artistique. Je n’ai pas la tête de l’emploi, ma tête de parrain sicilien ne correspond pas à mon intérieur tibétain.

-OK, laisse-moi son numéro de téléphone, je le contacterai. » A mon retour, ellem’annonce la mauvaise nouvelle :

Le banquier ne compte pas m’aider à organiser un suicide collectif en vendant une entreprise qui pourraitvaloir dix fois plus, dans quelques années.

Je n’en fais pas une affaire d’état, je suis rentré de vacances fort comme au premier jour, comme au débutde ma vie de patron.

Je n’en saurai pas beaucoup plus sur leur réunion.

Elle reste vague, en disant qu’elle ne l’a pas vu, qu’ils se sont juste téléphoné.

Or, lors d’un repas d’affaire, le banquier me complimente sur mon intérieur bien décoré et la beauté de mes meubles. Il n’en faut pas plus pour que mes relents de parano refassent surface.

Je décide donc d’organiser un rendez-vous dans le restaurant d’un ami de la famille, avec ma femme et mon banquier, prétextant que j’ai besoin de leurs avis suite à un contrôle des contributions qui tourne mal.

Quelques jours avant le rendez-vous, je mets la pression à Sonia, lui expliquant que l’on risque de tout perdre, qu’on aurait mieux fait de vendre, que les affaires vont mal, que l’on va devoir payer une grosse amende, voire même vendre la maison. La situation, en réalité, n’était pas aussi délicate, mais je voulais, à tout prix, la mettre en stress.

Le moment fut mémorable, digne d’une pièce de boulevard.

A peine arrivée à table, Sonia glisse quelque chose à l’oreille du banquier, d’une voix suave, suffisamment basse pour que je n’entende pas. Pas de chance pour elle, tout en faisant mine de lire mes documents, j’étais à l’affût du moindre mot :

« -ne m’avais tu pas promis de nous protéger ? » lui dit-elle.

Je continue de faire semblant de lire mes notes. Le banquier rétorque, à voix haute :

« c’est de sa faute, il gère comme un crabe ! ».

Sans réaction, je fais comme si je ne comprenais pas la réflexion du banquier. Sonia, elle, rit bêtement, surprise qu’il réponde sans prendre garde au fait que je puisse comprendre.

Pour quelle raison ma femme aurait-elle autant d’affinité avec mon banquier alors qu’elle n’est censée l’avoircroisé qu’une fois ou deux ?

Quelles peuvent bien être les circonstances pour qu’un banquier promette de protéger la femme de son client ?

Nous nous sommes mariés après 15 heureuses années de vie commune. Et un an après ce mariage,encore une alerte plus que bizarre…

Cette fois, je me dis que je dois consulter et que peut-être je suis parano ; que cela ne peut être vrai, que c’est trop gros pour être vrai !

De nouveau, je fais le niais, je fais semblant de ne pas avoir entendu…

Je vivrai avec ce doute supplémentaire. C’en est trop, je ne me sens pas capable de vivre sans mes enfants.

Alors…

Fini le gentil gars, toujours prêt à tout pour sa moitié !

Je deviens imbuvable, ingrat, hautain. Mes proches ne me reconnaissent plus. La plupart de mes amiss’écartent petit à petit.

Je bois de plus en plus, plus que de raison. Je ne prends plus aucun conseil auprès de mon mentor sans quije n’aurais jamais réussi à monter ma boîte. Mais de tout cela, je ne prends pas conscience.

Personne n’ose me le dire tellement je suis « à prendre avec des pincettes », tellement je suis devenu invivable, imbibé d’alcool un jour sur deux.

Grossier, sûr de moi, méconnaissable, je me dégoûte.

Chapitre 4

J’entends des voix et je ne sais plus laquelle suivre. J’entends une voix douce et bienveillante quim’appelle.

« Monsieur Messa, monsieur Messa, Je vais décompter de10 à 1.

9, vous restez détendu, petit à petit vous revenez vers nous. 8, vous êtes serein etdétendu.

7, vous reprenez le contrôle lentement de vos muscles. 6, pas trop vite…

5, vous êtes calmes, vous êtes presque réveillé. 4, vous avez repris le contrôle de vos muscles. 3, vous restez détendu.

2, vous êtes là, parmi nous, vous êtes très heureux d’avoir pu constater, par vous- même, que voscauchemars éveillés ont été créés par votre subconscient par défense, par peur d’être quitté.

1, vous vous réveillez ; vous êtes heureux avec un poids en moins sur les épaules ; vous avez tout inventé.

Nous arrivons au terme de cette séance d’hypnose.

« Monsieur Messa !

Je vais laisser de côté le jargon psy.

Au vu de tous ces événements dont vous venez de me faire part, nous pouvons dire que vous souffrez de dépendance affective causée par le manque d’amour étant enfant. Vous vous accrochez à votre épouse, bien sûr parce que vous l’aimez mais aussi par peur de l’abandon.

Votre pauvreté en ressources psychologiques vous rend vulnérable lorsque le stress perdure.

Votre stress permanent au travail augmenté de votre manque de stabilité vous ont conduit à un système de défense.

Vous vous êtes construit une forteresse tout autour de vous par peur de perdre, par peur d’être encoreabandonné.

Avec tous ces moments de vie inventés, vous avez préféré croire qu’elle vous trompait. De cette manière, vous aviez une bonne raison de la quitter et donc de ne pas être quitté.

Vous avez imaginé toutes ces tromperies, pas uniquement pour vous donner les moyens de cesser cette relation mais surtout aussi pour ne pas souffrir d’une rupture qui serait venue delle.

Après toutes ces années d’incarcération, vous avez surmonté un bon nombre de moments difficiles.

Vous avez acquis une capacité d’adaptation hors du commun.

Vous avez appris à gérer vos angoisses, vous avez appris à gérer votre stress, vous avez réussi votre reconversion professionnelle.

Vous allez pouvoir vivre votre vie d’après, sereinement ! »

 Quoique…

Filippo Gerougo