2005
Olivier serra sa mère dans ses bras.
La sueur prenait sa source sur son front large. Les ruisseaux salins, formant des deltas sur ses tempes gorgées de sang, coulaient sur sa roche nasale taillée par les coups de la vie. Son visage rouge écarlate reluisait de gouttelettes. Sur sa lèvre supérieure, une imposante cicatrice servait de rigole à la sueur qui éclaboussait la face de sa mère à chaque syllabe colérique. « Tu me l’avais promis, M’man, tu me l’avais promis… »
Elle fut d’abord surprise que son fils de trente-quatre ans, pleurant comme un enfant, l’agrippât pour lui faire un câlin. Très vite, elle eût le réflexe de se reculer comme si ce geste ne pouvait être supportable. Puis la crainte l’envahit subitement. Olivier n’avait pas l’intention de la lâcher, son souffle s’accéléra, il enroula ses bras autour de la nuque boudinée de la petite dame qui ne mesurait pas plus d’un mètre cinquante. Il plaqua la tête de sa mère contre son torse. Elle entendit le cœur de ce grand enfant battre de plus en plus vite, elle sentit la haine s’enfoncer dans sa nuque. La crainte laisse la place à la peur. Olivia pressa plus fort encore.
Il en avait de la force. Ouvrier communal dans un parc de recyclage, il soulevait des tonnes de détritus qu’il jetait par-dessus les conteneurs dressés comme des remparts. Aucun sac de gravats, aucune mitraille ne résistait à sa puissance musculaire.
La mère manqua d’air, elle ne parvient plus à parler. Le seul son qui sortait de sa bouche était l’écrasement de ses dents dans la chaire de ses joues. Sa glotte se ferma, l’empêchant de déglutir. Le peu d’oxygène irrigant encore son cerveau lui suffit de penser : « maintenant, il va me lâcher. »
Il plaqua sur la tête de sa mère ses gros doigts aux ongles rongés par une vie d’anxiété. Olivier lui murmura en serrant les mâchoires : « Tu me l’avais promis… J’avais fait tout ce que tu m’avais demandé, M’man. Tu m’avais promis qu’un jour je l’aurais… ». Il murmurait avec sa bouche mais il hurlait avec son corps. Son nez cassé siffla de plus en plus fort. Les deux corps fusionnèrent sous la pression. Cette étreinte entre la mère et le fils fut la première et la dernière, celle de la mort.
Les bras d’Olivier se fermèrent sur sa proie à l’agonie. Les yeux exorbités de la victime se remplirent de sang. Elle était prise en étau entre le torse et les bras de son fils assassin. Le prédateur porta le coup fatal en lui brisant la nuque. Les vertèbres firent entendre leur limite par un craquement creux.
Le corps sans vie pendant dans les bras d’Olivier, tel un sac de gravats à jeter aux conteneurs. Mais il continuait de serrer son cadavre de mère. Il la brisa comme elle avait brisé sa vie.
Ce moment lui permit, aussi étrangement que cela puisse paraître, de goûter à la chaleur d’une étreinte maternelle. Il faisait chaud et humide entre ces deux êtres enlacés, empreints de sueur, de larmes et de sang, rappelant la fusion entre une mère et son nouveau-né pendant l’accouchement. La mère d’Olivier, elle, l’avait expulsé sans amour pour le mettre au monde.
Olivier posa le sac d’os et de chair sur la table de la salle à manger si cher à sa génitrice. Cette table, qu’elle astiquait avec amour toutes les semaines depuis plus de trente ans devint son tombeau.
Dans les années septante, son mari lui avait offert ce complet meublé rustique. Composé d’une table en chêne avec six chaises aux assises montées sur ressorts, couvertes d’un tissu en velours vert et d’un lustre fabriqué avec une roue de charrette.
Ce dernier jonchait sur la table avec des morceaux de plafonnage, trop chargé en sable. Il n’avait pas supporté le poids d’Olivier qui s’y était pendu pour mettre fin à ses jours, quelques minutes plus tôt. Alertée par le bruit de l’impact, sa mère était arrivée en panique dans la salle à manger. Ne se souciant pas de la corde qui reliait le lustre au cou d’Olivier, comme le cordon ombilical qui s’était enroulé autour de son cou à sa naissance.
– Olivier ! Qu’est-ce que tu as encore foutu ? Regarde ce bordel. Tu as cassé mon lustre et arraché le plafond ! Et ma table… Tu as abîmé ma table ! Tu vas me le payer. Je n’ai que des emmerdes avec toi. Un jour, tu me tueras avec tes conneries.
1985
La mère d’Olivier cirait la table de la salle à manger pour protéger le chêne teinté aux brous de noix, comme une maman étalerait avec amour de la protection solaire sur le corps de son enfant. Ça sentait la cire d’abeille dans la maison. Le père fouillait dans le frigo. Il ne trouvait pas le bocal de cornichons.
- Le père : Dis ! Il est où le pot de cornichons ?
- La mère : Dans le frigo, tiens.
- Le père : Ouais, ça je m’en doute, mais où dans le frigo ?
- La mère : Tu ne vois pas que je suis occupée ? Mets des lunettes ! Il est sûrement devant ton nez.
- Le père : On peut rien demander ici.
- La mère : Espèce d’assisté.
- Le père : Quoi ?
- La mère : Rien.
- Le père : Ha ! Voilà, je l’ai trouvé.
Olivier descendit par un escalier étroit et raide qui traversait le plafond de la cuisine, en lambris de sapin bon marché.
- Le père : T’es pas à l’école ?
- Olivier : Non, je…
- La mère : Monsieur ne veut plus aller à l’école. De toute façon, avec les notes qu’il a, je ne vois pas pourquoi il continuerait à perdre son temps là-bas.
- Le père : Ha ! Bon… Il va travailler alors.
- La mère : Travailler à quatorze ans… Qu’est-ce que tu connais toi à l’école ou au travail ? Rien. Tu vis grâce à la mutuelle, t’en touche pas une et tu oses donner ton avis.
- Le père : Tu n’as jamais travaillé non plus.
- La mère : Non, mais moi, je fais le ménage, les courses et la bouffe. Et je suis entourée de deux bons à rien.
- Olivier : Je sors.
- Le père : Tu vas où ?
- Olivier : Je vais faire du vélo.
- La mère : Monsieur va faire du vélo. Tu te prends pour Eddy Merkx ?
- Le père : Fous-lui la paix.
Olivier sortit. Il détacha un cadenas à trois chiffres qui reliait son BMX à la ferronnerie du soupirail. Il inspira un grand coup par le nez en levant la tête vers le ciel, soulagé de quitter le foyer. Il s’avança un peu et regarda en direction de la maison. Il passa sa main dans son clip à travers son pantalon de training, sortir un paquet de cigarettes et une boîte d’allumettes. Il en craqua une, s’alluma une clope et mis le tout dans sa poche. Il fumait au guidon de son vélo piqué par la rouille. A chaque sortie, il s’essayait au wheeling sur les trottoirs, sans réussite. Les riverains lui gueulaient dessus : « hé gamin ! tu sais pas rouler sur la route comme tout le monde ? » Il leur répondait avec le majeur levé ou avec un dérapage pour laisser de la gomme de pneu sur leur trottoir, histoire de les faire chier encore plus. Ça le faisait marrer.
Il roula sur un peu plus d’un kilomètre en périphérie du centre-ville. Il arriva dans une ruelle en cul de sac. Il posa sa monture sur la façade d’une maison. Elle paraissait abandonnée, la saleté s’était accumulée durant des décennies sur les vitres fêlées. Sur l’appui de fenêtre, un chat borgne se léchait la patte, il s’arrêta un moment pour regarder Olivier, puis reprit sa toilette comme si le cycliste n’existait pas. Olivier était anxieux, il n’attacha pas son vélo avec le cadenas. Il ne voulait pas s’éterniser dans cet endroit. Il frappa à la porte. Quelqu’un écarta le rideau jauni par la nicotine. La porte s’ouvrit, laissant s’échapper la fumée épaisse et odorante qui planait dans la maison pour dévoiler J-C, un jeune homme d’une vingtaine d’années, à la silhouette longiligne. Coupe mulet, jean moulant, bottines ABL, marcel.
- Olivier : Salut, c’est moi, Olivier.
- J-C : Ben ouais, je vois bien que c’est toi. Ca fait un moment qu’on t’a pas vu. Entre.
- Olivier : Non non. Je… Je viens juste chercher… enfin, tu sais quoi.
- J-C : Ouais, je sais. Entre, j’te dis.
Olivier s’enfonça dans la petite baraque enfumée. J-C ferma la porte à clef. Ca sentait le joint et le tabac Saint-Michel. La petite cuisine était envahie par des cannettes de bière, des barquettes de lasagnes et la bouffe du chat débordait de son bol sur le plan de travail. Dans le living, une porte donnait accès à la salle de bain, un fauteuil défoncé par le temps servait de repère aux souris que le chat borgne ne chassait plus. Un canapé était occupé par les deux potes de J-C, eux aussi défoncés, mais pas par le temps. Un cendrier débordant, une pipe de crack, des mouchoirs usagés et des magazines Playboy recouvraient la table du salon. Sur la platine vinyles tournait « no comment », le dernier 33 tours de Front 242. Le son sombre et lourd de la chanson « Lonely Day » résonnait sur les murs tapissés de vieux papier peint.
« … It will never be like before
Lovely day
He never expected such a lovely day…”
Olivier était figé au beau milieu du living qui ressemblait à un squat. Il était crispé, ça se voyait à sa mâchoire qui se contractait. Il attendait que J-C lui donnât ce qu’il était venu chercher pour repartir aussi vite sur son BMX et faire chier les riverains avec ses dérapages dans leurs allées de garages en gravier.
- Un des potes : Qu’est-ce que tu foutais Olivier ? Ça fait un bail qu’on t’a plus vu. TU n’aimais plus notre compagnie ? On t’a manqué au moins ?
Ils rirent tous les trois. Olivier se força de rire. Il s’impatientait, mais il n’osait brusquer ses aînés imbibés de drogue et d’alcool.
La chanson « Lovely Day » tournait toujours.
« … When you refused to say
He walks through empty lanes… »
J-C tendit une cannette de bière tiède à Olivier.
- J-C : Tiens, bois un coup.
- Olivier : Non, ça va, je…
- J-C : Allez, tais-toi. Bois un coup. T’es pas bien avec tes potes ?
Olivier bu une gorgée.
- Olivier : Si mais…
- J-C : Et bien alors ? Cool mec, on a le temps, détends-toi. Vas-y, fini la cannette.
Il alluma un joint. Il prit Olivier par l’épaule.
- J-C : Assieds-toi dans le fauteuil.
- Olivier : Merci J-C mais je dois y aller, j’ai…
- J-C tout en asseyant Olivier dans le fauteuil : Tiens, tire une taffe.
Olivier tira sur le joint et le donna aux deux potes de J-C.
- Olivier : Tu as le haschich que je suis venu chercher ?
- J-C : Mais ouais, t’inquiète, je vais te donner ça.
J-C débout à côté d’Olivier, levait un bras et le bougeait de gauche à droite sur le rythme de la musique, sa gourmette glissait le long de son avant bras. Les deux potes affalés dans le canapé tapaient du pied. Tout en dansant J-C regarda Olivier, de plus en plus mal à l’aise, puis il regarda ses deux potes. Ils rirent encore, sans savoir pourquoi. Puis, il se retourna vers Olivier en se frottant le sexe avec sa main. Leurs rires idiots s’amplifièrent. La chanson « No Shuffle » prit le relais.
«… There is no shuffle
There is no shuffle here
Here on the North Pole
On this quiet dome…»
J-C ouvrit la braguette métallique de son jean, y plongea la main jusqu’au poignet et sortit son sexe en érection à la hauteur du visage d’Olivier.
- J-C : Tiens, Olivier, tire une taffe.
Les deux potes s’exclamèrent de rire. Olivier fit de même pour combler son malaise. J-C lui envoya subitement une claque puissante. Sa tête fit un aller-retour en percutant le dossier du fauteuil. Il se tint le visage, effaré. La peur l’envahit. Les deux potes riaient toujours.
J-C devint grave. « Prends-la et occupe-toi de moi. » En même temps, il sortit de sa poche un couteau à cran d’arrêt le tenant fermement dans sa main droite, il appuya sur le bouton qui fit jaillir la lame. Il prit la chevelure rousse d’Olivier dans sa main gauche et posa la lame sur sa gorge. « Je t’ai demandé de bien t’occuper de moi. Et t’avise pas de me mordre sinon je t’égorge. »
Les deux potes regardaient tout en tapant du pied sur le rythme de « No Shuffle ».
« … All seem so fragile
Under the polar sky
Cold in the heart
You could find pleasure…»
J-C recula la tête d’Olivier : « C’est pas mal mon grand. Maintenant, couche-toi par terre et enlève ton pantalon. »
Olivier faillit vomir, groggy par ce qu’il venait de subir, se frottant la bouche avec la manche de son sweat-shirt : « Arrête J-C, s’il te plaît. C’est bon maintenant, laisse-moi partir. »
J-C arracha Olivier du fauteuil, le plaqua au sol. Il maintint les bras de l’adolescent en les bloquant avec ses genoux. Il lui asséna un coup de poing sur l’arcade puis un deuxième sur la pommette.
L’arcade et la pommette d’Olivier se gorgèrent de sang et se refermèrent instantanément sur son œil. « No Shuffle » se termina pour laisser place au prochain morceau. Deux secondes de silence, une éternité pour Olivier. « Special Force », la dernière chanson de la face B, rompu ce silence déparé des râles d’excitation nauséabonde, d’horreur et de douleur de J-C et d’Olivier.
- J-C se releva : Alors, les gars, à qui le tour ?
« Special Force » inspira Olivier. Malgré la honte et la douleur, il profita de l’inattention de J-C pour se relever et courir, le pantalon aux chevilles, vers la salle de bain. Il se réfugia à tour de clef dans ce bunker improvisé. J-C tenta de l’attraper, en vain. Les deux potes décollèrent enfin leurs culs du canapé.
J-C, tapant des poings sur la porte : « Qu’est-ce que tu fous ? Ouvre, border. » Il tape plus fort.
« Ouvre putain. J’te jure que je vais défoncer la porte si tu n’ouvres pas et après je vais te tuer, espèce de petit junkie de merde. » Il change de ton. En riant : « Allez hein Oli. Quoi ? On est là pour passer du bon temps ensemble. Allez sors, je vais te donner ton haschich, okay ? »
Un bruit métallique se fit entendre de la salle de bain. Puis un craquement.
Olivier hurlant : « J’ai arraché le tuyau d’arrivée de gaz boiler. Le gaz va se répandre dans la maison. J’ai une boîte d’allumettes, je vais tout faire péter si vous ne me laissez pas partir. »
- Arrête de dire des conneries, mec. Sors.
Un des deux potes reniflant sous la porte : « Ça sent le gaz, J-C. Putain, ça sent le gaz. Il déconne pas. »
- Je veux que tu m’ouvres la porte qui donne dans la rue et que vous me laissiez sortir. Laissez-moi sortir, écartez-vous quand je passe et mettez les mains en l’air. Sinon, je vous jure que je fais tout exploser, j’en ai plus rien à foutre de crever.
Il tenait l’allumette dans une main et la boite dans l’autre, il était prêt à la craquer. La moindre étincelle ferait partir en miettes la petite baraque et ses occupants.
- Laisse-le partir, J-C, c’est bon, laisse-le partir. Il a l’air déterminé.
J-C ouvrit la porte qui donnait sur la ruelle. « Voilà, la porte est ouverte. Vas-y Olivier, la voie est libre. »
- Vous avez intérêt à vous écarter de mon chemin sinon je…
- Voilà, voilà… C’est bon, mec. Tu peux sortir.
La porte de la salle de bain s’ouvrit, Olivier s’avança vers la sortie ne les lâchant pas du regard, les bras tendus devant lui, prêt à craquer le souffre sur la boîte au moindre mouvement de ses bourreaux.
- Levez les mains. Retournez-vous. Retournez-vous, putain !
Les hommes s’exécutèrent face à l’adolescent. C’est une grenade dégoupillée qu’il avait entre les mains. Il passe la porte, libre mais il restait sur ses gardes – le chat borgne le regarda et peut être se disait-il : « Tiens, comme moi, cet humain a goûté aux coups de mon maître. » – Il prit son vélo et couru jusqu’au croisement, se retournant pour s’assurer que J-C et ses deux potes ne se mirent à sa poursuite. L’adrénaline se dissipant, il s’arrêta brusquement, les jambes coupées. A ce moment, il prit conscience qu’il venait d’échapper à la mort. Mais il ignorait que la mort psychique le rattraperait bientôt. Le retour vers la maison fut long. Mille mètres, soit deux mille pas pour rejoindre le foyer qu’il détestait. Il serrait son guidon de douleur. Pas de wheeling, pas de dérapage, il n’avait plus la force de rouler. Les badauds le dévisageaient autant que les coups de poings de J-C. Leur indifférence et leur curiosité malsaine lui envoyaient des uppercuts dans son moi intérieur.
Il pensait à ce qu’il allait raconter à ses parents : « Je suis allé chez mon dealeur pour acheter le haschich. Je suis accro depuis un an, je vous l’ai caché. Maman, Papa, je suis désolé. Trois jeunes hommes étaient là, l’un d’eux m’a frappé et m’a violé. Je mourais sous son corps. Maman, Papa, aidez-moi. J’ai tellement honte, je me sens sale. J’ai mal. »
Il attacha son BMX au soupirail avec son cadenas. Il entra dans la maison, ça sentait la cire d’abeille. La table de la salle à manger avait reçu sa couche protectrice. Le père formait dans le fauteuil. Le bocal de cornichons était vide.
La mère cria : « Qu’est-ce que tu as foutu ? Tu t’es encore battu ? » Il acquiesça en baissant la tête.
« Tu n’as que ça à faire, bon à rien ? »
Jamais, il ne confia à ses parents, ni à personne ce qu’il venait de vivre. Jamais.
1980
Un matin d’hiver, dans la chambre non chauffée d’Olivier. Une voix douce féminine se fit entendre : « Olivier, réveille-toi. »
Il était en position fœtale, seuls ses cheveux roux bravaient le froid hors des couvertures. La voix caressa encore ses tympans « Réveille-toi. ».
Une maman, sortant avec amour, son fils du lit chaud pour l’aider à affronter le froid d’un matin d’hiver. Tel un nouveau-né qu’elle avait protégé du froid de la vie dans l’étreinte réconfortante d’un peau à peau et de la première tétée au sein maternel. Ça, Olivier ne l’avait pas connu. A sa naissance, sa génitrice avait mis toutes ses forces, non pas pour l’accompagner à la vie, mais pour se débarrasser de ce bébé qui envahissait son corps de jeune femme depuis neuf mois. Porter un garçon dans son ventre lui rappelait le corps nu de son père incestueux qui l’avait envahie toute son enfance.
Pour Olivier, pas de peau à peau sur le torse-nu de sa maman. Elle était aussi froide qu’une chambre non chauffée en hiver. Pas de tétée fusionnelle au sein tiède mais à la tétine froide, en caoutchouc, d’un biberon que lui donnaient les infirmières. Le père était présent mais il était incapable de s’occuper d’un bébé. « On ne me l’a jamais appris » disait-il. Pourtant, il le désirait, son fils. Il avait tout fait pour que sa femme n’avorte pas en lui promettant de lui apporter tout ce dont elle avait besoin. La vie d’Olivier s’était négociée contre une table en chêne massif. C’est ainsi qu’il sauva son fils des aiguilles à tricoter de sa femme qui voulait se libérer du fœtus indésiré dans les toilettes.
Mais, ce matin d’hiver 1980 était différent. Une voix chaude réchauffait la chambre. Elle appelait Olivier avec amour et douceur. Était-ce une fée qui entrait dans la vie rude de ce petit rouquin de neuf ans avec le soin et l’attention qu’une mère falote ne lui apportait pas ? Elle avait certainement une baguette magique. Elle devait être belle, toute menue. Sa légèreté lui permettait de voler à toute vitesse laissant derrière elle de la poussière d’étoile. Ses baisers doux sentaient le chewing-gum à la fraise.
Une main écarta la couverture. Un visage s’approcha du garçon. « Olivier, réveille-toi. Il est l’heure de se lever. » L’odeur âcre de l’haleine, mélange de tabac et de café. Parfum d’huile de friteuse. Plus de doute, c’était la mère d’Olivier. Mais d’où venait cette douceur méconnue ? Peut-être que la fée, d’un coup de baguette magique, avait changé une mère froide et distante en une maman aimante et réconfortante ? « Olivier, j’ai acheté des Froot Loops. Alors, tu te lèves ? », « C’est un rêve » pensa-t-il. Des Froot Loops pour le petits déjeuner ? Les céréales colorées de Sam le toucan, au goût fruité que je vois à la télé ? Pour moi ? Ici, maintenant, dans ma maison ? Dans la cuisine, sur la table, dans mon bol ? « Olivier, nom de dieu, tu te bouges le cul et tu viens manger tes céréales qui m’ont coûté un œil. » Non, ce n’était pas rêve. La mère venait de le prouver en criant comme elle le faisait quotidiennement. C’était pourtant bien elle, si délicate et si douce quelques minutes plus tôt.
Il se leva la tête pleine de questions. Il était à la fois curieux et dubitatif. Sa mère s’était déjà retranchée au rez-de-chaussée. Il la retrouva dans la cuisine où elle l’attendait avec un large sourire devant la table sur laquelle trônait la boîte de Froot Loops. Derrière la porte en accordéon, dans la salle de bain, le père était en train de pisser. A croire qu’il faisait exprès de viser l’eau de la cuvette pour se faire entendre. C’était comme ça tous les jours pendant le petit déjeuner. Mais ce matin, il y avait quelque chose de différent. La mère souriait. Elle regardait son fils. Et il y avait des Froot Loops sur la table. Que s’était-il passé en une nuit pour que ce matin se transformât en conte de fée ? « Assieds-toi, mon grand. Bon appétit ! » Des frissons et une chaleur intense parcouraient son corps. Le bonheur, sans doute. Il contenant ses larmes de joie. Ses lèvres affichaient un large sourire. Il pensa : « Voilà, j’ai une maman. Elle m’aime, ma maman. Elle m’a même acheté des Froot Loops. Après, elle me prendra dans ses bras, elle me fera des câlins et elle me dira qu’elle m’aime. Elle sera fière de moi… ». Il remplit son bol de céréales. Le lait se colora comme la vie d’Olivier. Sa mère s’assit à côté de lui, mit sa main sur son bras et approcha son visage près du sien pour lui dire quelque chose à l’oreille. Il pensa : « ça y est, elle va me dire qu’elle m’aime. »
- Olivier, je vais te dire quelque chose…
Il en oublia ses céréales. Immobile, il écouta sa maman.
Aujourd’hui, on va faire quelque chose de chouette, toi et moi.
Les yeux d’Olivier brillèrent.
- Bon… Maman, elle a pris rendez-vous chez un docteur pour toi. Ne t’inquiète pas, il va juste parler avec toi. Il va te poser des questions et tout ça. Mais, c’est pas tout. Ecoute-moi bien. Le docteur, il va te poser des questions et il va faire un test avec toi, avec des dessins et des cubes. Je lui ai dit que tu avais un problème…
- J’ai un problème ?
- Non, non. Attends, je t’explique.
- C’est quoi mon problème ?
- Ecoute. Je te demande de faire comme si tu avais un problème, tu vois ? C’est notre jeu à toi et moi. Quand le docteur, il va te poser des questions et quand il va faire le test avec toi, je te demande de faire celui qui est bête. Tu comprends ? Tu ne vas pas bien répondre aux questions et tu vas devoir rater le test.
- Mais…
- C’est marrant, non ? Ecoute bien. Si tu fais bien celui qui est bête, si tu fais bien le foufou devant le docteur, je t’offrirai un cadeau.
Olivier lâcha la cuillère. Il regarda sa maman dans les yeux avec émerveillement.
- Un cadeau !
- Oui, un beau cadeau.
- Des Froot loops ?
- Les Froot loops, maman, elle les a déjà achetés, tu le vois bien. Non, autre chose, qui coûte très cher.
- C’est quoi ?
- Une veste en cuir.
- Une veste en cuir, maman ?
- Oui, une veste en cuir.
- Youpi !
- Chut ! Ne crie pas, c’est un secret entre toi et moi. Ne dis rien à papa.
- D’accord.
- Mais pour l’avoir, tu devras faire celui qui est bête devant le docteur. Si tu fais bien ce que je te demande, je te promets que tu l’auras.
- Oui, d’accord.
Son sourire s’élargit. Il reprit énergiquement la cuillère et se remplit la bouche de céréales chimiques. Une fée était bien passée cette nuit, transformant d’un coup de baguette magique, une génitrice amère en une douce maman.
Non, pas du tout. Voici ce qu’il s’était passé un mois plus tôt : la génitrice d’Olivier fut contactée par son instituteur. Il lui fit part des difficultés de son fils en lecture et en diction et lui conseilla de consulter un spécialiste qui l’aiderait à combler ses lacunes. Une idée lui vint alors à l’esprit : profiter de ces lacunes afin de faire gonfler les indemnités que la mutuelle versait déjà au ménage – le mari avait été déclaré inapte au travail à vie, suite à un accident. Sa jambe fut écrasée entre le camion benne à ordure sur lequel il travaillait et le capot d’un taxi, une Mercedes 200 E. Le chauffeur de taxi qui tentait d’insérer une cassette dans l’autoradio ne vit pas le camion benne s’arrêter et faucha le père d’Olivier – elle devait alors briefer le fiston pour que sa difficulté à lire et son problème de diction se transforment en retard mental face au médecin conseil de la mutuelle. Le jackpot serait que son soi-disant handicap atteignît les 65%. C’est le pourcentage minimum pour bénéficier des indemnités maximales et des avantages fiscaux les plus élevés. Sans parler de toutes les autres facilités. « 65%, ça va être difficile, mais si Olivier pouvait déjà atteindre les 40%, je serais contente » pensait-elle.
Elle lui avait préparé un petit entraînement. Elle, jouant le médecin. Lui, l’attardé mental. Pour se cacher du père, ils s’installèrent à une table du « Café la Butte » dans le bas de la rue. La génitrice s’assit d’un côté de la table, Olivier face à elle.
- Voilà, Olivier. On commence. Comment tu t’appelles ?
- Olivier.
- Non. Attends. Tu ne dois pas répondre trop vite. Et balance-toi un peu d’avant en arrière. Baisse les yeux, comme ça. Voilà. Bon. Comment tu t’appelles ?
- Olivier Gougnioux.
Elle s’énerva.
- Non ! Tu réponds trop vite.
Elle revint sur un ton calme.
- Comment tu t’appelles, mon grand ?
L’exercice dura trente minutes. Il n’en fallu pas plus au médecin conseil de la mutuelle pour faire son diagnostic.
- Madame Gougnioux. Le test a été concluant. Votre fils ne présente aucune pathologie cognitivo-comportementale, il ne présente pas le moindre trouble psychiatrique. Il a de bonnes capacités intellectuelles, le test Q.I le situe dans la norme avec un score à 91. Cependant, j’ai relevé une dyslexie dysphonétique. C’est une déficience au niveau phonologique et au niveau de la voie d’assemblage. Ce qui explique ses difficultés à la diction et à la lecture. Il a tendance à ajouter, à omettre et à inverser des lettres ou des syllabes. Pas de quoi vous inquiéter, Madame. La dyslexie touche de 5 à 10% des enfants. Avec un bon suivi, elle pourra être traitée. Je vous conseille d’en parler avec le pédiatre d’Olivier. Il vous guidera vers un spécialiste adapté. Un orthophoniste peut avoir des résultats après quelques mois de traitement, à raison de deux à trois séances par semaine.
- Et donc, l’indemnisation pour ce handicap, c’est combien ? Quel montant on va recevoir ?
- Madame Gougnioux. Olivier a une excellente santé mentale. Il a les capacités pour poursuivre une scolarité normale et même de réussir de grandes études, de vivre comme tout enfant sans problème et de devenir un adulte autonome. Sa dyslexie le freine à la lecture et à la diction, mais quand elle sera traitée, elle ne devrait plus nuire à son évolution. Rassurez-vous, les séances chez l’orthophonistes sont entièrement remboursées. »
Le regard de la mère s’obscurcît, elle se tassa sur sa chaine, ses mains se fermèrent sur les anses de son sac à main.
Sur le chemin du retour, elle accéléra le pas et se mit en colère.
« Qu’est-ce que je t’avais demandé ? Tu n’es qu’un bon à rien. Tu n’as pas fait ce qu’on avait prévu. Tu me déçois. Tu n’es même pas capable d’aider ta mère.
- Mais si, j’ai fait ce que tu m’as demandé, Maman. J’ai tout bien fait.
- Non. La preuve, nous voilà au même point. Aucune indemnité. Incapable, comme ton père.
- Mais… Et ma veste en cuir, Maman ? Quand je vais l’avoir, ma veste en cuir ?
- Tu rigoles ? Je t’avais demandé de faire un effort chez le médecin, mais tu n’en as fait qu’à ta tête. Le résultat, c’est qu’on a pas d’indemnité. Pas d’indemnité, pas de veste en cuir. »
Olivier pleurant.
« J’ai fait tout ce que tu m’avais demandé, Maman. Tu m’avais promis d’un jour, j’aurais une veste en cuir. »
Ce jour fit basculer la vie d’Olivier. Sa génitrice ne prit jamais de rendez-vous chez les spécialistes. La dyslexie d’Olivier ne fut jamais traitée. En difficulté, il décrocha de sa scolarité à l’âge de treize ans.
Un jour, il fuma son premier joint.
Un jour, il se fit violer par son dealer.
Un jour, il s’injecta sa première dose d’héroïne.
Un jour, il tua celle par qui tout avait commencé.
Un jour, le lustre ne se décrocha pas du plafond.
Chris Feri