… Et si la Belgique n’arrivait plus à gérer la troisième vague de la pandémie !
A la mémoire de mon canari, et de tous les animaux en cage
Une commission s’est constituée au niveau national pour corriger de graves manquements au fonctionnement des prisons.
Suite à de nombreuses plaintes de visiteurs aux autorités pénitentiaires, plaintes souvent laissées lettres mortes, il en résulte un sentiment d’abandon général. En outre, sans projet véritable d’insertion pour les détenus, cette situation provoque un taux de récidive bien trop élevé de l’ordre de 60%.
Je ne m’étendrai pas davantage sur ces questions qui ont déjà été débattues au gré des investitures politiques.
Nos édiles sont myopes d’une façon incorrigible, n’ayant qu’une vision à court terme.
Ne nous attendons pas à un changement structurel mais le covid 19 a poussé son aiguille dans le derrière de tous ces « responsables », et une mesure phare a été adoptée : celle d’offrir un séjour d’agrément pour les détenus en compensation de la privation de certains services dont les visites, le préau, la bibliothèque. Du moins, c’est ce qu’on dit officiellement je précise.
Toutefois quelques informations fuitées me sont parvenues qui démentent formellement, cette entreprise philanthropique. En réalité, c’est toute la société qui est aux abois. Une grave crise économique se profile suite à la 3e vague de la pandémie. Il n’y a plus d’argent dans les caisses et comme toutes les fins de régime, on brûle les meubles du château pour prolonger son fonctionnement. En fait. L’état belge est en dépôt de bilan ; plus rien à attendre d’un monde qui se saborde.
Le mot d’ordre c’est : PARTEZ, partez avant de mourir de faim. Plus de personnel pour la maintenance de la prison, plus de psychologues, d’assistantes sociales. Les agents pénitentiaires font défection.
Les détenus partent par paquets de dix tous les jours en les intimant de n’en parler à personne…
En passant devant le bureau de l’aumônerie catholique, j’entends pleurer. C’est Jean Louis qui s’inquiète pour son avenir. Il pleure ses brebis en bon berger. Il n’y a plus de chien pour rassembler le troupeau. Quelle tristesse !
Comme nous sommes les derniers à quitter les lieux, je rassemble mes affaires, descends les escaliers pour rejoindre mes compagnons Gaël et Cédric.
Bien vite, ne gardons que le nécessaire. Nous filons par l’entrée visiteurs après nous être changé aux fouilles.
Nous devrions passer aux cuisines pour des provisions mais l’odeur de graillon des « bonnes frites » indispose tout le monde, et les immenses glacières avaient été vidées. Nous quittons l’enceinte rapidement, accompagnés de quelques pigeons qui ne peuvent deviner l’enjeu que cela représente de quitter une prison.
Cédric nous fait une surprise.
– Devine ce qu’il y a dans mon sac, me dit il, ses yeux clairs s’illuminent comme un chat pris dansun faisceau lumineux.
Il en extrait une bouteille de vin de messe qu’il a réussi à dérober. Je lui dis que s’il vole, il ira en prison !
– Ah ah ! marrant.
Pour l’heure, le « sang du Christ » sera plus utile pour nous donner du baume au cœur que pour nous laver de nos péchés…
Nous marchons en direction de la Citadelle afin d’être pris en stop à un parking avant l’embranchement de l’autoroute et au bout d’une heure d’attente, nous trouvons notre sauveur en la personne d’unchauffeur d’un semi qui doit livrer à Paris, pas bien loin de la gare Saint-Lazare. Nous montons dans sa cabine et Gaël choisi la couchette.
– Si vous avez faim, ne vous gênez pas, prenez ; j’en ai trop pour moi, nous dit le chauffeur.
Quatre heures plus tard, nous aidons notre chauffeur à sortir les marchandises et nous indique la direction de la gare Saint-Lazare.
Il fait déjà nuit depuis une heure et des effluves de charbon mêlées de vapeur et de graisse chaude titillent nos narines.
L’air aussi devient plus épais. La gare est mal éclairée, seules quelques ampoules distillent une lumièrejaune orange en dessous de sa large verrière. Le quai est vide.
C’est alors que ces odeurs nous rattrapent, elles nous évoquent des feux de bois, les brûlés de chaume dans les champs, des effluves familières de transpiration, jusqu’à la cage d’escalier en bois chez ma grand-mère, tout aussi sombre que cette gare.
Mes amis ne semblent pas surpris par ce décor comme si l’intérieur de leur vie psychique s’extériorisait ou comme s’ils rentraient dans un organisme où les battements de leur cœur étaient plus perceptibles.
Insensiblement, nous rentrions dans une autre dimension où un autre espace-temps était réinventé.
Ce qui me frappait c’était les limites rassurantes de ce monde par rapport à notre monde sans limitedans tous les sens du terme. La mondialisation y est pour quelque chose. J’ai eu la même impression lors de l’exposition « j’avais 20 ans en 1940 » à Liège Guillemins où se déployait un univers à taillehumaine.
Confusément, nous nous rapprochons d’un tunnel qui à lui seul devait achever ce mystère. Et comme aspiré par ce « trou noir » nous discernons un crissement de rail accompagné d’un son mat scandé comme à la fin d’une course. Enfin, une énorme locomotive à vapeur crasseuse dévala le quai dans uncri sauvage antédiluvien, sorte de dinosaure absent depuis 80 ans. Alors qu’il nous fallait que quelques secondes pour intégrer ce monde, comme s’il avait toujours existé.
Sans faire attention à nous, cette locomotive transpirante donnait l’impression de ne pas vouloir s’arrêter. À sa suite, une quantité de wagon de voyageurs finir par s’immobiliser. Les portes s’ouvrir et des porteurs à bras s’affairaient pour charrier des malles, et valises sur des charrettes, comme au cinéma, mais s’en était pas. La preuve, nous-mêmes avions changé. Nous nous surprenions d’avoir changé d’aspect.
Cédric avait un blazer bleu vert comme la couleur de ses yeux, un pantalon blanc à revers, chaussures en toile écrue et un chapeau panama couvrait ses beaux cheveux blonds.
Gaël était lui en costume tweed avec une chemise lignée et cravate unie, une casquette claire vissée de travers comme un mauvais garçon.
Moi-même j’étais habillé d’un pantalon golf avec la veste assortie, ce dont j’avais toujours rêvé, une montre reverso au poignet.
Suis-je encore vivant ou suis-je un zombie ? Pour en avoir le cœur net, sans effrayer mes amis, je compteme peser sur le pèse-personne situé contre le mur.
Après avoir introduit une pièce de 5 centimes, l’aiguille affiche 71kg, ce qui correspond à mon poids lorsde la dernière visite chez le docteur en prison. Il n’est plus douteux que je possède un corps physique. Mes compagnons semblent épargnés par ces questions existentielles, donc inutile de risquer de les traumatiser.
Nous assurant de nos tickets de train, nous montons dans le compartiment et plaçons nos valises en carton bouilli dans le filet placé très haut. Une lumière blafarde éclaire faiblement le compartiment. Lalumière prend de l’ampleur au fur et à mesure que le train prend de la vitesse, toutefois, sa progression s’opère par une accélération extrêmement lente, à en croire qu’il ne dépassera jamais les 40km/h.
Maintenant le train traverse les chicanes des rails de triage. Il frôle les poteaux télégraphiques de plus en plus rapidement et une fois sorti de la ville, il emprunte la voie double qui nous conduira au Havre directement dans la toute nouvelle gare maritime où nous attends le Normandie.
Pour l’heure, nous traversons une France peu habitée où la campagne prend tout son sens comme si nous traversions la mer, parfois un pont, un château d’eau, des champs à perte de vue, parfois uneferme.
Nous nous endormons dans cette monotonie et aux petites heures, la tour marémètre qui fait la fierté de cette toute nouvelle gare montre fièrement ses graduations. Le train rentre dans un hall immense. Nos affaires rassemblées, nous passons le temps dans la salle d’attente où s’affichent au mur les principaux paquebots transatlantiques. L’Île-de-France, le Ghamplain, la Normandie avec sa proue immense vue de face, affiche de Cassandre. Nous pourrions nous installer, déjà une heure avant. Le départ dans notre cabine de classe touriste, une cabine spacieuse pour 4 personnes. Donc soyons prêts à 8 heures. Dès l’ouverture des bureaux, nous passons un enregistrement où l’employé qui vérifie nous coupons nous dit très aimablement que nous avons le temps de sortir de la gare pour visiter les alentours ; c’est alors que nous découvrons notre navire qui se dérobe au bout de la jetée, placé dans les starting-blocks prêt à se lancer vers la haute mère. Des grues massives acheminer des énormes paquets de toutes tailles, même des acheminent d’énormes paquets de toutes tailles, même des autos tenues par des sangles.
Il est temps à présent de nous diriger vers la gare maritime pour le vrai départ. Un escalator nous emmène vers le tunnel des passagers qui nous conduit vers le pont arrière ou des stewards nous dirigent vers les cabines.
Elle se présente de bonnes dimensions munies de tout le confort souhaitable.
Quelqu’un appelle par la porte. Un jeune garçon se présente comme sorti de la bande dessinée deSpirou. C’est notre groom qui se montre d’une extrême gentillesse ainsi que d’une grande disponibilité. Nous le remercions pour cette délicatesse.
Au mur se trouve un Calendrier.
Mon premier réflexe c’est de penser que c’est une réplique dans le calendrier ancien. Il affichait 10 juillet1939, mais mes doutes se sont dissipés quand le soir au Grill Room une famille affable nous demande si nous allions à l’Exposition universelle de New York. Je me suis rappelé que l’exposition était inauguréele 4 mai 1939.
– Je vous recommande vivement d’y aller.
– Oui, nous comptions bien nous y rendre pour découvrir l’homme robot. Oui je pense qu’il fautvoir cela absolument.
Le groom nous invite à déjeuner dans la salle à manger à partir de 12 heures et nous donne un plan de cette ville flottante.
Nous occupons une table de quatre. Le maître d’hôtel donne un menu à chacun. J’explique à mes amis qu’il faut commencer par les couverts situés à l’extérieur.
En entrée nous avons droit à une mousse de saumon. Le garçon de service m’invite à goûter un Chablis, à moi, le plus vieux. Le vin est parfait. Le sommelier remplit nos verres ballons. Une carafe d’eau est toujours disponible surtout la bonne table française.
La salle est pleine de ses 400 convives dans une ambiance feutrée tout en conservant le sentiment degarder l’intimité de chacun.
Pas de musique d’ambiance. Il y règne un discret cliquetis de couverts, des murmures de conversations ; la vie s’exprime aussi de cette façon. Nos voisins directs jettent des regards anxieux. Nous nous retrouvons tout penauds, n’ayant pas l’habitude de nous placer en tête-à-tête dans cette ambiance cérémoniale au culte de la gastronomie française.
La qualité des aliments, l’agencement des plats, tout est tellement parfait que c’est une jouissance gustative. Je ne croyais plus que sur terre il était possible d’éprouver des joies si intenses, si ce n’était l’œuvre du diable.
Le dessert à présent. Je choisis l’île flottante, Cédric une banane Split et Gaël une crème brûlée tout au champagne de la maison Mercier d’Épernay.
Il est à présent 13h30. Un petit ratafia, le café est enfin le « pousse café ».
Pas de sensation de lourdeur mais au contraire de plénitude. Les visages sont plus éloquents qu’une question utopique du genre « t’as bien mangé » il y a des situations où il vaut mieux se taire.
J’ai perçu une conversation de mes voisins directs où la maman expliquait à son petit garçon qu’il avait été conduit dans la salle de jeux pour enfants.
– Tu as vu la piscine, le terrain de tennis, la bibliothèque, le jardin d’hiver, et la salle à manger oùnous sommes.
Le petit est resté songeur, et au bout d’un moment, « mais, où est le bateau ? » Sur cette intervention délicieuse, nous échangeons un regard complice avec la maman et nous quittons la table pour prendre l’air sur le pont.
À présent, nous affrontons la haute mer, j’en témoigne par une véritable autoroute d’écume blanche qui se profile à l’infini à la poupe. Quelle puissance est délivrée pour labourer ainsi la mer !
Quelques chiffres : 200 000 chevaux propulsent notre notre navire à 60 kmH. Sans discontinuer jour et nuit, il arrivera à New York dans 4 jours en comptant une étape à Southampton en Angleterre.
Le ciel est voilé, même une petite brume descend qui humidifie nos vêtements. Nous arpentons jusqu’à la proue qui œuvre à défier l’infini de l’horizon, notre destinée. Quel mystère cet horizon !
Les anciens craignaient de tomber au-delà de cette ligne imaginaire.
Des dizaines de transats rouge restent vides. Le temps ne permet pas de se dévêtir, il y a tant àdécouvrir avant de s’exposer au soleil, toujours ce même soleil de 1939.
Est-il vraiment différent du soleil de 2021 ? Rien de nouveau sous le soleil nous révèle l’Ecclésiastedans une vision fataliste pour les uns, existentialiste pour d’autres.
Vanité des vanités, tout est vanité- peut-être mais pour le moment je savoure les plaisirs qu’il est donné àl’homme d’éprouver un bon épicurien.
Il est temps à présent de réserver des places pour le film programmer. Nous prenons l’un des quatre ascenseurs conduit par un autre petit Spirou, tout entier dans son rôle. Nous pénétrons dans un espace bien sombre ou les actualités Pathé illustrent la première partie ; et c’est avec un ton emphatique que nous entendons parler de tel ambassadeur qui a présenté ses lettres de créance auprès du président du Conseil ; le ministre de la guerre et des colonies se sont réunis avec le ministre des affaires étrangères pour adopter une politique commune face au chancelier Hitler…
Après les actualités, un petit documentaire sur les Ardennes. Et sur un ton pontifiant et grandiloquent s’ybousculent des chênes séculaires, des vallées profondes, « Mon et vous se succèdent dans un ordre que Seule la nature en connaît les secrets… » ou encore « la neige a soudain recouvert la nature de son manteau d’une blancheur immaculée… » et alors au printemps « les courageux perce-neiges ont fait leur apparition. Le soleil se fait de plus en plus généreux dispensant sa chaleur et sa lumière bienfaisantes » –… Le tout sur un fond de musique de Wagner–l’ouverture des Maîtres chanteurs… -ambiance!
Après la première partie, de belles et jeunes créatures s’approchent dans les rangs proposant des sucreries, glaces, cigarettes, du popcorn qui semble encore inconnu des Français.
Oui, il était autorisé de fumer dans les salles de spectacle de cinéma et restaurant. Pendant ce temps unevoix langoureuse nous charme. Est-ce Jean Sablon, Jean Lumière ou Tino Rossi ?
Le chanteur suivant, je le reconnais c’est Charles Trenet dans son univers d’une joie extatique la chanson « Boum »
« La pendule fait tic tac tic tic
Les oiseaux du lac pic pic pic pic… »
Enfin un lent Fox trotte distille « Music maestro please » en version orchestrale avant la reprise.
On visionne « les gens du voyage » de Ly Feder en noir et blanc avec une teinte un peu bleutée due auxnouvelles ampoules de projection–halogène quartz.
Je suis frappé par le soin réservé aux toilettes, chapeaux des dames, costumes des messieurs.
À la fin de la séance, les spectateurs se mettent à applaudir autant pour l’opérateur que pour le choix dufilm présenté.
Nous nous surprenons à savourer des joies simples comme tous ces gens qui se satisfont du noir et blanc en plus dans son comme emprisonné dans une boîte, mais tout le monde semble content et je pense qu’ils ont raison.
Mes amis quittent la salle de cinéma éblouis sortant d’un sommeil celui du rêve. Je demande à Cédric : Tu t’es endormi ?
– Non, non ça m’a fait du bien…
À l’adresse de Gaël : tu veux te reposer ou bien visiter le jardin d’hiver ?
– Oui, d’accord.
Nous prenons le pont couvert où se profile des plantes tropicales et des volières géantes à perte de vue. Dans ce jardin extraordinaire évolue toutes sortes d’oiseaux exotiques de toutes couleurs.
Je peux mieux comprendre ce petit garçon qui demander à sa maman « mais… Où est le bateau ? Dans ce spectacle s’éloignait de l’idée du bateau voguant sur l’eau.
Une avenue avec ses magasins achevait de nous convaincre que nous n’étions pas sur un bateau, ou si peu ! On pouvait même acheter une voiture si vous le désiriez, en effet une limousine, je pense un Packard d’un noir profond brillant de ses chromes opulents, étincelait de mille feux. En guise de légende :la voiture de l’avenir 1940 pour votre grande famille. Poursuivant notre chemin, d’autres magasins se découvrent à nos yeux : une mercerie, une parfumerie, un fleuriste, un coiffeur.
Un espace dégagé se présente comme un bar arrondi.
L’enseigne indiquait : « renseignements » de là nous pouvions envoyer un télégramme. Tous les jours un journal de bord était distribué à chaque passager l’informant des nouvelles du continent avec des photos imprimées par Belina, l’ancêtre du fax.
Désirant renouer avec le bateau, nous montons au pont supérieur pour profiter d’une vue très large si ce n’était la fine brume qui en limitait la profondeur.
Le mat de vigie n’est pas qu’un simple pylône dressé, en fait, une porte donne accès à un escalier en colimaçon pour aboutir à une plate-forme, le poste de vigie qui depuis deux ans n’est plus fréquenté qu’occasionnellement parce que la timonerie est équipée d’un détecteur d’obstacles et d’une portée de huit kilomètres.
Entre les deux cheminées, un match en double se joue sur un terrain de tennis aux dimensionsréglementaires par quatre joueurs tout de blanc vêtu. À l’arrière d’autres jeux de pont comme le palet sont occupés. Le cours de badminton reste vide à cause de l’excès de vent.
Tout en respirant l’air du grand large, Cédric et moi-même ne pouvons nous départir d’un mal de mer. Leseul remède c’est la position allongée en cabine.
Nous nous retrouvons dans notre cocon bien capitonné moquette par terre, en face un hublot hexagonalnous protège de l’infini de l’abîme. Seule, une légère vibration accompagnée dans son grave nous bercent pour une bonne heure de sommeil.
À 18 heures, nous allons manger au Grill Room et si nous ne sommes pas trop fatigués, mon souhait personnel se porterait pour un concert classique de piano, mais mes compagnons préfèrent un orchestre de variétés donné dans une autre salle ; je me rallie à la majorité de bonne grâce et nous nous rendons dans une sorte de dancing où se produisent un orchestre avec chanteur sur scène.
Imaginez un éclairage provenant du bas, un chanteur en smoking, cheveux gominés légèrement maquillé qui distille d’une voix suave, à vous faire baver, les chansons les plus en vogue de ce tempsdevant un affreux micro comme un gros poux au milieu d’une sorte de toile d’araignée.
C’est Redah Caire en personne, la grande vedette d’origine égyptienne qui se produit.
Ma prescience me traduit un sentiment confus de fin d’un monde. Peut-on continuer comme cela, avec tant d’insouciance alors que déjà l’Europe est au bord de la guerre ! Cet îlot de prospérité sera-t-il englouti lui aussi par des forces de haine alors que le symbole du Normandie est précisément la paix représentée par une immense statue d’une jeune femme dans une pause hiératique habillée d’un drap sévère de Caryatide.
Les jeunes filles font « tapisserie » dans un coin. Nous les invitons très volontiers pour une danse touterécente qui s’appelle le Lambeth Valcke, c’est rigolo.
À la fin, nous lançons dans une farandole qui rend nos relations faciles et bon enfant. Près de la scène,se trouve quelques disques à vendre des 78 tours de la formation Jack Hilton et son orchestre.
J’ai très envie d’en acheter un ou deux mais je n’ai pas le tourne-disque pour les écouter. C’est alors quema voisine m’informe qu’à la bibliothèque des disques et des phonographes peuvent être loués.
N’oubliez pas qu’à cette époque les smartphone, tablette, GSM n’existaient pas, ni même les transistorset la télévision était à ses tout débuts.
Heureux d’avoir acheté ses disques neufs que j’avais du mal à imaginer dans leur première fraîcheur, je ramène mon trophée soit deux disques dans leur pochette d’une fraîcheur inédite, le tout conditionné dans un sac muni d’anses de la même marque que les disques.
C’est, pour moi providentiel d’avoir pu acheter neufs standards récemment gravés. Cet achat a unesaveur particulière, je me retrouve contemporain de ces œuvres par procuration. La grande question :Arriverai-je à les emporter quand je passerai le trou noir du temps ?
Pourquoi se poser cette question alors que je jouis de tout sur place, suis-je maître de ma vie ? Tout homme est amené à se poser cette question.
A-t-on choisi d’être propulsé dans la vie ? Pas plus que l’on maîtrise les fins dernières; ne Vaut-il pasmieux l’éternité d’un l’instant que la veine immortalité ?
Là où je suis, je savoure l’éternité, un espace hors de l’espace-temps. Le tout tient enune chose :
Une disposition de cœur particulière pour comprendre un peu mieux les mystères de l’univers. Le paradoxe est pourtant bien là, n’ai-je pas déjà trouvé ce que je cherche !
Comme on dit dans la Bible : Tu ne m’aurais pas cherché si tu ne m’avais pas déjà trouvé. Voilà l’intention de déclassée par rapport à l’intuition. L’intention est bien faible.
Avec l’intention, on est au carrefour de 50 possibilités, par contre avec l’intention, nous ne maîtrisons qu’un seul aspect, avec le désavantage que l’intention, expression de la volonté est toujours en retard sur l’intuition et quelle volonté ? La mienne, cela me paraît un peu dérisoire compte-tenu des forces qui nous entourent. L’intention ne s’inscrit pas dans une logique duelle mais convergent vers l’Un, l’unité.
L’avantage, c’est que mon ami Gaël me comprend parfaitement sur ces questions après nous êtretrouvés spirituellement, nourris tous deux de nos lectures vivantes.
Cédric, lui, est un être de lumière, il est plus près de Dieu qu’on ne le pense. Il a su préserver l’enfantqu’il est resté.
C’est sans doute un être qui a reçu beaucoup d’amour. Il pose sur les êtres un regard attentif, intuitif et somme tout juste.
Ma propre intuition me pousse à croire qu’il lui faudrait les moyens d’extérioriser cette richesse dont lui-même n’en soupçonne pas la pertinence. S’il y arrivait, il pourrait donner beaucoup de lui-même. Pour l’instant, c’est le cas de le dire, il ne s’est passé que 2 ou 3 secondes pour avoir vécu cette digression de la pensée retranscrite sans trop me trahir. Nous rejoignons sagement nos couchettes après nous être unpeu débarbouillés le visage avec l’eau chaude sortant du robinet.
Pourquoi insister sur ce détail ? Je vais vous le dire : dans notre cellule de prison la chaude est prélevée au moyen de cruches pénitentiaires ou au mieux par une therme non moins pénitentiaire à partir d’une sorte de samovar ambulant. Vous comprenez que nos joies sont simples parfois.
La taille de la cabine n’est pas très éloignée de notre cellule mais toutes les lignes et les volumes sont une caresse pour les yeux.
Notre gentil petit Spirou nous apporte des essuies avant de nous souhaiter la bonne nuit. Gaël me demande comment je le trouve notre petit Stuart
– Très mignon et je tousse ostensiblement, façon de lui faire comprendre qu’il ne me laisse pasinsensible…
– Moi, j’ai fait la connaissance de Sophie on a bien dansé ensemble dit Éric
– « Il est amoureux «, « Il est amoureux » chanté comme un comme une espièglerie de petitesgamines.
Pas de réponse mais nous savons que le climat de confiance entre nous permettait ce genre de « mise en boîte… »
Nous disposons d’une radio à lampe intégré dans la tête du lit.
Nous captons assez mal les ondes moyennes, les ondes longues ne nous transmettre qu’un inégal crachotement ; ce qui signifie que nous sommes déjà à bonne distance des côtes. Par contre les ondescourtes semblent saturées mais j’arrive à isoler Bruxelles
I.N.R. Radio Paris et Radio Cité.
Mes compagnons préféreraient écouter NRJ radio 21 ou RTL ou encore radio Contact. Ils ne semblent pas encore réaliser que 80 ans nous en séparent.
Pour mon compte, tout me charme depuis « Tout va très bien, Madame la Marquise » de Ray Ventura et ses collégiens en passant par Lina Margy, Risia Ketty avec sa Madame aux fleurs ; puis une plage de musique classique : Le piano D’alfred Contot dans l’étude n°1 de l’Opus 10 de Chopin qui m’arrache des larmes de joie.
C’est après l’éditorial et quelques réclames comme on disait alors que j’éteins la T.S.F.
Bercé par un léger roulis, je m’abandonne à un profond sommeil.
Au matin, une clarté inhabituelle nous réveille doucement. Dehors, un soleil radieux inonde notre cabine, rien à voir avec les projecteurs blanc et rouges qui impriment le grillage de notre fenêtre sur le mur opposé.
En fait, tout nous invite à vivre l’instant présent, à en oublier cette vie diminuée que les hébreux aux temps bibliques appelaient Sahéol, le séjour des mots, triste comme… la prison, ce n’est pas qu’uneuphémisme.
Notre cadet, Cédric dort encore profondément. J’en témoigne par son joli petit nez d’enfant tout luisant. Nous le laissons dormir.
Gaël et moi n’étions pas très bavards en cellule mais les circonstances étant tellement différentes, une planification de projet est examinée. Bon, ici j’arpente mes références à la prison, ça finira par m’apporter la poisse.
– Que dirais-tu de piquer une tête à la piscine sais-tu nager ?
– Non, et puis je n’ai pas de maillot me dit Gaël
– Alors je te déconseille la piscine extérieure parce qu’on a pas pied, tandis que la piscine intérieure est progressive et chauffée
– Oui, je préfère
– En plus, il ne fait pas si chaud dehors on passera au magasin après le petit déjeuner.
Enfin prêt à 9 heures, nous nous rendons au Grill Room pour nous offrir des croissants frais et un chocolat chaud. Une coupe de fruits décore le milieu de la table.
Je m’aperçois que les gens ont une certaine éducation. Je craignais qu’ils ne se mettent à fumer à la fin du déjeuner mais non. Les fumeurs quittent la place pour se rendre sur le pont ou au fumoir qui est une pièce conviviale.
Cédric a remarqué Sophie a quelques tables de nous.
– Tiens, il y a une poubelle pas loin dans la même direction. Je lui conseille de jeter ce papier avec mon clin d’œil.
Un peu interloqué.
– Allez, vas-y, part.
Il me sourit en guise de remerciement.
Discrètement je le suis du regard. Aura-t-il l’audace de lui dire bonjour ? C’est un premier pas.
On décide de se dégourdir les jambes en longeant le pont promenade. Soudain surgit une meute de chienstenus en laisse par un steward affecté à cette tâche.
Des passagers leur confient leurs animaux de compagnie ceux-ci sont logés dans la troisième cheminée qui a la double fonction : à la fois servir de chenil et d’aération pour tout le bateau, ce qui est assure aux animaux une bonne température constante. Les deux autres cheminées ont leur fonction première celle de l’évacuation des fumées de mazout et de vapeur ; car ne l’oublions pas le Normandie est en vapeur où 29 chaudières portent l’eau bien au-delà de la simple ébullition. Cette vapeur surchauffée à 350° entraîne les palettes de 4 énormes alternateurs.
Plus à l’avant, une porte vitrée fait apparaître la timonerie large comme un boulevard. En son centre en surplomb la barre tenue par un simple marin exécute son quart tout de bleu et de blanc vêtu. Le plus haut gradé sur la place, le commandant je présume, regarde la mer avec ses jumelles. J’ai distingué le poste de pilotage automatique tout à fait conforme à la photo de l’illustration que je vais négocier dans une brocante à Battice.
J’avoue que j’ai dû insister pour décider Cédric et Gaël d’aller à la piscine, mais l’idée d’acheter pour l’occasion des maillots de bain mérite d’être relaté, sans se douter que cette expérience serait assez drôle. On se rend tous dans le magasin d’articles de bain. Gaël se mit à rire en voyant les maillots pourhomme.
– C’est pour femmes ça !
La vendeuse le reprend et l’assure que ce maillot est très distingué et convient parfaitement à sa corpulence. On aurait dit un maillot « une pièce » parce qu’à l’époque, il n’était pas très convenable qu’un homme montre ses seins.
Pauvre Gaël, il semblait vraiment boudiné avec son maillot rayé. Mais il s’est résolu à le prendre à défaut d’autres modèles.
De mon côté, un peu dépité au début je me pris au jeu, prenant parti que le ridicule ne tuait pas chez moi du moins je me résignais à prendre le maillot deux pièces, oui, je dis bien deux pièces pour homme.Cela me rappelle une photo de mon père sur une plage à Leyden en Hollande quand il avait 15 ans habillé d’un tel « biquine ».
– Si tu portes ça on n’te connaît plus…
Je leur fis comprendre avec la meilleure bonne foi de la vendeuse que ce deux-pièces me va à merveille.
– Ce deux pièces vous sied à ravir cher Monsieur me dit la vendeuse sans ironie aucune.
– Vous voyez… dis-je victorieux.
Consternation générale.
Notre Cédric ne semblait pas plus heureux avec un maillot vert à bretelles.
C’est bien ici, le seul endroit où l’on pouvait être affublé de ces accoutrements sans paraître ridicule. Pour moi c’était l’aubaine.
Je réalisais mieux l’impact de la mode, la manière d’être « tendance » comme nous disons aujourd’hui.
C’est la matière que mes compagnons trouvaient assez curieuse.
Il ne s’agissait pas d’un tissu élastique souple qui colle au corps comme le synthétique ou le polyester mais la laine gratte et met un temps fou à sécher.
Enfin, nous y sommes. Nous traversons une porte à double battants avec un hublot sur chacune d’elles pour ajouter au mystère. La piscine est tapissée de milliers de petits carreaux bleus et sur les murs, de véritables mosaïques avec des motifs, je vous le donne en mille, des poissons, des scènes de pêche et de perspectives marines dans le plus pur style Art Deco.
Personne ne semble prêter attention à nos maillots de bain qui n’’ont fait rire que nous- même.
Moi qui ne suis pas habitué à l’eau, je remonte me sécher au bord de l’eau au bout d’une demi-heure.
Gaël nous suggère d’occuper les transats sur le pont arrière. Assurons-nous d’être bien séchés au risque d’attraper un rhume. Ils sont presque tous occupés. On remonte dans l’autre sens, côté bâbord, trois transats sont libres.
Des mouettes nous guettent en faisant du surplace tentant de nous voler un peu de nourriture
– Ça va Cédric, à quoi penses-tu ?
– Je voudrais un livre de bandes dessinées.
– Gaël, tu as vu où est la librairie ?
– Oui, mais on va tous ensemble d’accord ?
Cédric prend le journal de Mickey, Gaël prend Cinémonde et moi j’achète La science et la vie, l’ancêtredu Science et Vie.
Par chance nos places sont restées vides, nous nous abandonnons à nos lectures.
Un marchand de glace vient à notre rencontre. Impossible de le laisser filer sans commander trois cornets. La piscine, ça creuse.
Un attroupement de voyageurs se concentre à un endroit du bateau.
Le spectacle vaut le déplacement. Nous croisons un ancien paquebot muni de quatre hautes cheminées qui accomplit son retour, de la même compagnie que la nôtre. C’est un vapeur dont le combustible est du charbon de la C.G.T. Compagnie générale Transatlantique. Il devrait être contemporain du Titanic. Je n’avais pu voir cela qu’à la télé dans de cours extraits de films rayés en noir et blanc.
Retrouvant nos chaises longues, en fermant les yeux, mon nez me donne à « voir » le bois lavé et rincé par les mousses, les embruns qui perlent sur le visage par vagues successives.
Je réalise que j’évolue sur un bâtiment qui émet des vibrations très discrètes, ce qui tente a révéler un enfer de force et de chaleur dans son antre.
L’exploration de son ventre me sera interdite et je le regrette.
Il sera bientôt l’heure du déjeuner. Nous réintégrons nos cabines pour nous changer. Sur le retour Sophie en robe « bain de soleil » appelle notre séducteur, le beau Cédric aux yeux verts, les plus beaux du monde. Elle s’en approche sans aucun complexe, lui fais une bise sur chaque joue. Les parents, juste à côté sourient, ils ont l’air cool comme on dira beaucoup plus tard. Cédric se laisse conduire comme si la danse de la veille n’était pas terminée.
Tous deux semblent se donner un embryon d’avenir. Un après-midi à passer ensemble, c’est un début
– Irez-vous me voir à la salle de gymnastique, Cédric ? Je vous promets une surprise…
Le déjeuner se déroule toujours cérémonieusement, toujours des mets variés accompagnés d’une musique de fond assez difficile à cerner. On dirait les inflexions de voix de Billy Holiday dans la chanson « Strange fruit » avec l’orchestre de Lester Young. Sophie n’est pas à ce service. Dommage pour Cédric, mais ils se retrouveront à 15h au gymnase.
Il me tarde d’écouter mes disques et en quittant la table, je passe par la bibliothèque ou je réserve un phonographe disponible à la location.
On me précise qu’une boîte d’aiguilles se trouve à l’intérieur.
Un choix de disques est proposé sur place ; il me suffit de consulter le catalogue. Mon goût se porte plutôt sur la musique classique ; pas certain que cela puisse plaire à mes compagnons. Sans vouloir lesindisposer, j’ai choisi du pianiste Alfred Cortot les 12 études op 10 en 4 disques et le Carnaval des Animaux de Camille Saint-Saëns, moins austère que J. S. Bach ou Schubert.
Ayant pris un peu d’avance sur les autres, j’installe mon phono sur la table de nuit. Je détache la manivelle de ses ergots, l’installe dans l’orifice afin de bander le ressort. Je place une aiguille d’acier dans l’orifice du micro.
J’écoute d’abord Chopin, manière de tester l’appareil « la voix de son maître ». Le rendement sonore est satisfaisant. Un peu fort peut-être. Il est vrai qu’on ne pouvait pas régler le volume à moins de placer une aiguille plus fine pour alterner un son plus faible. C’est alors que mes amis rentrent.
– Il y a un petit avion sur le pont. Un biplan !
Cela semble surréaliste. Comment peut-il décoller ? Mystère.
Je savais que ce petit aéropostale apportait le courrier et surtout des prises de vue filmées qui serait développées avant l’arrivée du Normandie, de sorte que les cinémas pouvaient dans un faux direct donner des nouvelles fraîches de la vie à bord en vue de New York.
Nous n’y sommes pas encore, pas pressés d’y arriver aussi longtemps que tant de choses sont à découvrir. C’est comme une renaissance qui nous est donné de revivre, retrouver nos joies d’enfants.
L’équation d’un retour de 80 ans me semble stable dans la mesure où ma vie à présent m’apparaît aucarrefour de toutes les époques. Des réminiscences venues des profondeurs de l’oubli ressurgissent. La voix rassurante de mes parents à la plage où je me sèche au soleil. Des bribes de paroles incompréhensibles me traversent comme des météores, l’intimité de Mozart dont j’ai toujours cru en être l’ami au XIXe siècle, ainsi que l’élévation spirituelle d’un J.S Bach et la rudesse de vie au XVe siècle àl’écoute de Lucien Defay.
L’inverse aussi est vrai, s’il nous parvient des bribes du passé, des visions prémonitoires habitent certainsesprits éveillés tel Jean de Vézelay dans Le Protocole Secret écrit vers 1050.
« Lorsque commencera l’An Mil, qui vient après l’An Mil, l’homme fera marchandise de tout. Chaque chose aura son prix : l’arbre, l’eau et l’animal. Plus rien ne sera vraiment donné et tout sera vendu. Mais l’homme alors ne sera plus que poids et chair. On troquera son corps comme un quartier de viande.
On prendra son œil et son cœur. Rien ne sera sacré, ni sa vie ni son âme. On se disputera sa dépouille et son sang comme une charogne à dépecer. »
J’ajouterais, sans être devin, qu’en 2020, le temps passé sur internet est de 6h43 chaque jour, soit plus de 40% de notre journée (moyenne mondiale établie par We are social ans Hootsuite). J’ai compris que la prison ne se limitait plus qu’aux murs d’enceinte.
Trois minutes par face de disque, ça passe vite ou plutôt c’est vite passé pour le prix de l’éternité. En fait c’est de cela dont je parle depuis le début. Je n’ose imposer mes choix musicaux à mes amis avec unvolume sonore un peu trop accaparant. Je préviens mes amis que je trouverai la parade.
Je file à la bibliothèque pour me munir d’une boîte d’aiguilles plus fines dites « soft tome » pour un son plus doux.
– Attends un peu, tu t’en vas juste au moment où on arrive… Qu’est-ce que tu as envie de faire cetaprès-midi? me demande, Gaël.
– On pourrait passer voir Cédric au gymnase et à 4h, il y a un autre film : « le jour se lève », si jeme souviens bien.
Nous nous rendons à la salle de gymnastique où nos regards se portent sur une jolie brune qui s’exerce au cheval d’arçon, qui était une discipline olympique surtout masculine.
Cédric n’a d’yeux que pour elle. C’est vrai qu’elle a des allures de princesse. C’est Sophie, tout à son art.
Cédric semble transfiguré par la grâce de cette jeune fille.
– N’oublie pas de t’habiller pour le dîner.
– Je vous rejoindrai dans une demi-heure.
Gaël et moi laissons Cédric en si belle compagnie et nous nous changeons en vue du repas du soir ; Après quoi, nous irions au cinéma pour voir un film « passe-partout » qui pouvait plaire à tout public, tant français qu’américain. Lumières de Paris est un film chantant tournant autour de sa vedette Tino Rossi ayant comme partenaire la belle Michèle Alpha, mis en scène dans une évocation de Paris le plus cliché qui soit confinant au film de propagande.
Peu de temps après, Cédric arrive, il se change en silence. Nous ne lui posons aucune question sentant qu’il avait quelque chose à nous dire.
– Je serai avec Sophie au cinéma.
– Chouette, je suis content pour toi, tu nous la présenteras ?
– Ben oui.
Avant de quitter notre cabine, vérifiant mutuellement le nœud de cravate, nous arpentons la longue coursiveen direction du grand escalier pour regagner notre table.
En rupture avec le monde passé, nous éprouvons toujours quelques difficultés à nous adapter à cette nouvelle situation. Nous déployons nos grandes serviettes pour nous servir d’écran ou comme armure pour nous protéger.
Dans cette même attitude, nous plongeons dans le menu dont la page de garde est une magnifique photographie d’une route nationale de France bordée de ces arbres dont la base blanchie à la chaux inspire une sorte d’intemporalité.
Il fallait attendre le début des années 70’ pour assister au massacre des arbres au bord des routes, parce qu’on avait estimé que c’étaient les arbres qui rentraient dans les bagnoles… Résultat, on a transformé nospays en véritables circuits automobiles. Enfin, c’est une autre histoire.
Il est possible que le progrès soit le développement d’une erreur, disait Jean Cocteau. Mes amis se prennentau jeu sans se presser, ils découvrent le plaisir de la table. Même nos gestes se sacralisent au milieu de tant de beauté. En réalité, nous sommes tous magnifiques. Vivre l’instant présent au milieu de nulle part, quel bonheur.
Je réalise qu’un échantillon d’humanité se déplace sans se déplacer, comme nous, terriens pris dans le mouvement de l’univers.
Repus, nous laissons cette superbe vaisselle estampillée de la CGT, les couverts Christofle, ainsi que les verres Lalique.
Juste les menus pourront être emportés.
À l’entrée du cinéma notre jolie Sophie, un peu nerveuse, vient d’apercevoir Cédric.
Il nous présente son amie et nous entrons dans la salle pentue. Déjà, les lampes faiblissent. D’abord les inévitables actualités, puis le film à grand spectacle. Un amour est en train de naître entre ces deux êtres aux univers tellement différents, je n’ose envisager la séparation prochaine qui sera douloureuse à lahauteur de la joie qui les unit.
Au retour, je prépare notre Cédric à cette éventualité inéluctable, je le crains.
Le lendemain, le dernier jour de notre traversée, nous entraîne sur le pont promenade tant le soleil nous inonde de sa bienveillante chaleur en dépit d’un vent capricieux.
La rambarde vibre sous nos mains. C’est une sensation unique, comme un animal transi du frisson de mes caresses. J’ai le sentiment de toucher l’âme de Léviathan. Pourtant la salle des machines me sera interdite.
Je le regrette. Une chanson de Charles Trenet se fait entendre :
« Terre, Terre, je te vois
Terre, terre qui donne la joie… »
En effet, une fine bande de terre peut encore se confondre avec la brume de fin de matinée. La forte luminosité m’indispose, en conséquence de quoi je décide d’acheter une paire de lunettes de soleil hors taxes.
À mon retour sur le pont, mes amis semblaient pris d’une soudaine fatigue en les retrouvant affalés sur leschaises longues, sous l’emprise d’un sommeil immémorable.
Une nouvelle naissance quand le bateau délivrera ses nombreux enfants dans le Nouveau Monde ?
En vue de la statue de la liberté, la corne de brume retentit à faire trembler l’univers entier, à quoi des bateaux nous répondent par des jets d’eau dans un concert de sirènes presque en harmonie.
Toutefois, une dissonance se fait pressante, voire oppressante. Brusquement, je me sens happé, comme tiré par les pieds de mon lit.
La sirène de 6h retentit. Il n’y aura plus que quelques chaloupes à assembler et à fixer la troisième cheminée.
François Kousbroeck