Adeus

Je tiens à adresser mes remerciements sincères et chaleureux à :

L’équipe du SAD de la prison pour Ieur soutien et aide dans mes recherches.

Ma mère pour sa lecture et ses précieux conseils emprunts de sagesse.

Les détenus qui se sont montrés soutenant et ont pris le temps de me lire.

Cette nouvelle est dédiée à ma fille.


Confortablement installée dans le canapé, la télévision berçait ses oreilles d’un flux musical à peine perceptible mais tout à fait satisfaisant en cette heure matinale. Elena était éveillée depuis trop peu de temps pour pleinement exploiter toutes les capacités de son cerveau d’adolescente de quinze ans. Le regard rivé sur son gsm, elle balayait l’écran d’une main alors que la seconde agrippait le plaisir chocolaté faisant office de petit-déjeuner et le menait régulièrement jusqu’à sa bouche sans en perdre une miette. C‘était déjà un exploit de coordination en soi. Presque machinalement, elle perçut la voix de sa mère l’intimant à quitter la douceur du cocon familial pour se rendre à l’école. Un trajet de vingt minutes et un au-revoir plus tard, elle rangeait son téléphone dans son sac et pénétrait dans l’enceinte du savoir.

Rapidement rejointe par ses plus proches amies, elles échangeaient alors à toute vitesse les derniers exploits, ragots ou fashion faux pas grappillés depuis les réseaux sociaux. A l’heure où la frontière entre privé et public s’était drastiquement réduite voire effacée, la jeunesse avait suivi la tendance des stars, influenceurs et autre personnages médiatiques en se surexposant  aux yeux du monde. Tout justifiait un hashtag, un défi, une photo ou une vidéo et cette dérive envoûtait la foule qui à son tour ne se retenait pas de commenter et partager. La boucle était bouclée. La vie numérique occupait l’avant plan et devenait le miroir de l’être. Et si rien n’était suffisamment croustillant à l’évaluation des adolescentes, restait alors à postuler. En véritab|es expertes, il suffisait d’un regard trop appuyé, d’un vêtement jugé trop sexy, d’un rire complice pour que Giuseppe soit amoureux de Pauline, que Juliette soit de nouveau célibataire et que Julian et Lucas ne se contentent pas d’être amis. Paradoxalement, Elena était peu présente sur les réseaux sociaux et se limitait au minimum syndical pour éviter d’être rejetée par la meute. Sans doute que le récit de son père enseignant et qui, à chaque rentrée scolaire, prenait un malin plaisir à stalker l’ensemble de ses nouveaux élèves, l’avait progressivement refroidie. Muni de quelques notes, à la prise des présences du premier cours, il distillait quelques réflexions ou questions à chacun, fruit de sa récolte au sein des réseaux sociaux. Si sa démarche demeurait avant tout pédagogique, les réactions étaient toujours les mêmes, l’étonnement voire le dégoût face à ce déballage public de ce que ces jeunes têtes blondes imaginaient de personnel ou d’intime alors que quiconque, comme il le démontrait, pouvait y avoir accès.

Dans un mouvement presque magique pour la gente masculine, Elena attacha ses longs cheveux bruns et prit place au fond de la classe. La journée débutait avec deux heures de néerlandais, autrement dit, deux heures de supplice. D’un rapide coup d’œil, elle remarqua que son professeur n’était pas dans son assiette. Lui, habituellement prolixe et assuré, semblait perdu et scrutait inlassablement les notifications de son téléphone. Avec sa voisine Gaëlle, elles échangèrent quelques mots sur ce constat d’anormalité et se lancèrent directement dans une joute de leur passe-temps favori : Postuler. Finalement le cours allait peut-être s’avérer plus intéressant que prévu. Un problème de santé chez un membre de sa famille ? Une dispute avec un ami? Un rendez-vous galant qui avait mal tourné ? Alors que le champ des possibles s‘élargissait au fil des minutes, c’est Chloé, chouchou de la classe naturellement assise au premier rang face au bureau professoral, qui mit un terme au remue-méninges matinal. Dans un élan compassionnel et sans doute aussi parce que pour la première fois, le professeur semblait se désintéresser de sa personne, Chloé l’interpella :

— Monsieur, il y a quelque chose qui ne va pas ?

Conscient que son mal être transparaissait bien plus qu’il ne l’aurait souhaité, le professeurs de raidit et balbutia : 

— Vous… Vous n‘avez pas lu ? Sur internet… On ne parle plus que de ça. C’est… c’est fou.

En quelques mots, il venait d’obtenir plus d’attention qu’il n’aurait jamais pu en espérer sur toute une carrière de prof de langues. C’était maintenant dix-neuf visages qui le fixaient, hypnotisés par ses propos et attendaient, surtout, la suite. Parce que l’info, ils ne l’avaient pas. Ils furent plusieurs à penser se saisir de leur téléphone mais tous interrompirent leur geste. C’était interdit durant les cours et on ne badine pas avec le règlement dans une école catholique de renom. Ah ça, ils l’avaient intégré qu’ils étaient dans un édifice quasi sacré, initialement tenu et dirigé par des sœurs dont l’enseignement était exclusivement réservé aux filles de bonnes familles. Même si, quelques décennies plus tard, dans une perspective économique et sous la houlette de l’ouverture au savoir pour tous, les classes étaient devenues mixtes, la sélection des élèves s’avérait bien moins élitiste et aujourd’hui, ne demeurait de catholique que le nom de l’établissement. Les sœurs avaient quittés les lieux et seuls restaient les crucifix solidement attachés au dessus de chaque porte.  Pour être exact, il y avait en fait encore une sœur au sein de l’école.. Elle s’attelait uniquement à la distribution des sandwiches et frites sur le temps de midi. Cela semblait plus relever du folklore local que de  l’éducation chrétienne.

Face à l’audience, le professeur tenta de retrouver un peu de contenance. Lentement, il s’assit à son modeste bureau et après s’être passé plusieurs fois les mains sur le visage, il reprit d’un ton solennel:

— Dieu n’existerait pas.

Sans doute espérait-il que ces quelques mots suffisent à provoquer chez ses élèves une hystérie collective mais, visiblement, la jeunesse avait besoin de plus d’explications. La simple utilisation du conditionnel, fut-elle associée au Créateur, ne suscita aucune réaction. Point de cris, point de larmes, de scarifications, de prières ou de mises à genoux.

Dans un sursaut d’orgueil, la fibre pédagogique qui coulait dans ses veines lui vint en aide et lui permit de développer ses dires:

— Depuis ce matin, je dois avoir reçu cinquante voire cent notifications sur mon téléphone. Toutes sur le même sujet. Il serait scientifiquement prouvé que Dieu n’existe pas. Plusieurs expériences ont été menées et toutes auraient abouti au même résultat, l’inexistence de Dieu. Vous êtes peut-être aujourd’hui face à un nouveau paradigme qui va profondément changer le monde. Exceptionnellement, je vous invite à sortir vos téléphones et à…

Cette fois, il obtenu une réaction. Si une partie des élèves semblait toujours occupée à intégrer la teneur de ses propos, la majorité tenait déjà son téléphone en main.

Elena déverrouilla son téléphone. Elle n’avait reçu aucune notification sur le sujet et se sentait quelque peu décontenancée face à la situation. Elle était habituée à partir à la recherche d’informations mais pas de ce type. Espionner son entourage, les beaux gosses, les pétasses de l’école, c’était un sport qu’elle pratiquait assidûment. Mais là, il s’agissait de tout autre chose. Elle choisit de s’en référer à son moteur de recherche préféré. Elle encoda « Dieu n’existe pas » et lança la requête. Ce ne sont pas moins de quatre milliards de résultats s’offraient désormais à sa lecture, pas loin d’un lien pour deux habitants de la planète. Naguère, c’était l’absence d’accès à l’information qui engendrait l’ignorance, aujourd’hui, c’était son abondance. Démuni d’esprit critique, d’analyse et d’une méthodologie basée sur le recoupement des sources, le commun des mortels se retrouvait noyé et céait facilement aux discours complotistes, aux articles pseudos-scientifiques et aux élucubrations personnelles du moiindre quidam fanatique muni d’un clavier.

Heureusement pour elle, le moteur de recherches proposait spontanément en premiers choix les liens les plus récents sur le sujet. Elena sélectionna un site d’informations nationales et y trouva un article publié ce jour pompeusement intitulé « Dieu est mort ». Il n’était composé que de quelques lignes et reprenait en somme les propos que venaient de lui livrer son professeur. Une équipe de scientifiques aurait démontré l’inexistence de Dieu par le biais de différentes expériences. Il s’agissait du fruit d’un travail de plusieurs années qui avait enfin pu aboutir suite aux développements récents en ingénierie quantique et intelligence artificielle. Ils ambitionnent désormais que les résultats de leurs travaux soient publiés dans une revue scientifique réputée. Espérant en apprendre plus, Elena parcouru quelques autres publications du jour mais elle dû se rendre à l’évidence, les sites d’informations générales avaient visiblement repris, quasi mot pour mot, la dépêche d’une agence de presse et leur seul travail journalistique avait été de trouver le titre le plus accrocheur. « Dieu c’est du passé », « La science au pouvoir », « la fin des religions », Jésus était un imposteur ». Sur ce point, ils ne manquaient pas de créativité.

Lassée de cette redondance rédactionnelle, Elena se tourna vers Gaëlle, sa voisine, en espérant que son statut de première de classe lui soit venu en aide dans cette chasse aux infos.

— Tu as trouvé quelque chose ? Demande Elena

— Je n’ai parcouru que quelques sites généralistes et je n’y apprends rien de plus, répondit Gaêlle. Ils parlent d’un groupe de scientifiques mais aucun nom n’apparait et rien non plus sur ces fameuses expériences. Je pense qu’il faut se tourner vers d’autres sources parce qu’à ce stade, cela relève plus de la rumeur ou du buzz qui sera déjà oublié en fin de semaine.

— On devrait peut-être interroger des sites qui traitent de religion ou de sciences. Ils parlent aussi d’intelligence artificielle et d’ingénierie quantique, cela pourrait être un bon début.

— Attends Elena, j’ai trouvé une vidéo qui date d’aujourd’hui, regardes.

Gaëlle déposa son téléphone sur le banc et lança la courte vidéo qu’elle venait de sélectionner sur Youtube intitulée « ta foi est supérieure à la sciences ». Filmée depuis un gsm, on y voyait un rassemblement d’une cinquantaine de personnes de confession musulmane visiblement en colère. L’un d’entre eux tenait dans ses mains quelques feuilles de papier auxquelles il boutait le feu. Quelques coups de feux étaient tirés vers le ciel, entrecoupés d’Allah Ouakbar et de mains brandissant un coran. La vidéo se terminait par la destruction ă coups de crosses de fusil d’une pancarte sur laquelle était écrit «Adeus project».

— Adeus, tu connais ?

— Non mais c‘est peut-étre une bonne piste.

En recoupant les informations issues de plusieurs sites spécialisés en intelligence artificielle, Elena fut en mesure de retracer l’historique de ce qui s’avérait être un groupe scientifique.

Le projet Adeus était né au début des années 2000. Son père fondateur Pascal Arazis, était une sommité de l’intelligence artificielle dont les travaux les plus connus étaient sa participation à l’élaboration de l’ordinateur Deep Blue, ayant battu le grand maître Garry Kasparov aux échecs en 1997, ainsi que son apport au projet Blue Brain visant ă simuler le cerveau de mammifères. II fut rapidement rejoint par Gautier Priote qui avait collaboré en tant que mathématicien et génie de l’informatique à la recherche algorithmique de modèles de trading boursiers mais également au développement de l’intelligence artificielle dąns le domaine de la prévention des crimes et délits. Ensemble, ils ambitionnaient de modéliser une conscience humaine informatisée, capable de comprendre et évoquer les émotions humaines tout en ayant ses propres émotions.

D’abord discrets, leurs travaux avaient agités le monde numérique en 2008 avec la création d’un package permettant le développement exponentiel de la reconnaissance vocale et du traitement du langage naturel par ordinateur. Il fut racheté à prix d’or par les industriels qui l’avaient intégré au développement foisonnant des GPS, téléphones portables et ordinateurs de bord, sans oublier les assistants personnels intelligents tels Alexa, Google Home ou Siri. Marquant une pause, Elena ne put s’empêcher de penser à l’assistant vocal posé sur le meuble TV du salon. « Le projet Adeus n’est pas si loin de moi finalement » murmura-t-elle. Elle reprit sa lecture.

Les fondateurs avaient également mis en ligne une application nommée « IA-HUMAN ». Basée sur un modèle de deep learning lui permettant d’apprendre en temps réel de façon autonome et de s’adapter en continu, il s’agissait de proposer aux utilisateurs de discuter avec une intelligence artificielle ayant pour spécificité d’utiliser l’énergie de l’ensemble du parc informatique de la communauté. Les scientifiques estimaient que c’était en exploitant la puissance de calcul du plus grand nombre qu’ils parviendraient à développer une intelligence artificielle performante s’approchant de leurs ambitions initiales. Ils s’attachèrent donc à tenter de réunir un maximum d’ordinateurs en réseau. Les résultats s’avérèrent cependant décevants. La multiplication des processeurs, disséminés aux quatre coins du globe, était source de nouvelles difficultés. Leur coordination demandait énormément de ressources et venait drastiquement brider l’efficacité de son exploitation. La solution trouvée pour palier au manque de puissance était devenue un problème et le projet fut temporairement abandonné.

Les élèves furent brusquement interrompus dans leurs recherches. Après avoir frappé à la porte, le directeur fit son apparition dans la classe. Il s’approcha du professeur lui glissa quelques mots à l’oreille et quitta immédiatement le local. Les élèves n’avaient même pas eu le temps de se lever en guise de respect. Le professeur reprit la parole :

— Monsieur le directeur vient de s’informer qu’une réunion exceptionnelle du personnel va se tenir d’ici quelques minutes. Je vous invite à ranger vos affaires. Celles et ceux qui sont autorisés à quitter l’établissement scolaire peuvent rentrer chez eux. Pour les autres, une garderie va être organisée dans la salle d’étude.

Elena n’en croyait pas ses oreilles. La voici qui pouvait quitter I’école tout cela parce que quelques scientifiques remettaient en cause l’existence divine. II y a trois ans, une école voisine avait été l’objet d’une prise d’otages par un repris de justice et des tirs avaient été échangés avec les forces de l’ordre. Bilan, trois morts, l’assaillant et deux policiers. Mais aucune classe n’avait pu quitter l’école avant l’heure prévue et les élèves avaient été invités à ne pas contacter leurs proches avant la sortie des cours, pour éviter toute panique. Décidément, le cheminement des prises de décisions et priorités politiques lui échappait.

Après avoir envoyé un sms à sa mère pour l’informer de son retour prématuré, Elena quitta l’école non sans avoir vissé ses écouteurs sur ses oreilles. Elle parcouru ainsi les quelques centaines de mètres qui la séparait de son arrêt de bus sur le flow de «L’odeur de l’essence » d’Orelsan. « Regardes, l’incompréhension, saisir ceux qui voient leur foi dénigrée sans qu’ils aient rien demandé. Écoutes, la paranoïa, Ieur faire croire qu’on peut plus sortir dans la rue sans être en danger ».

Durant le trajet, arrivée à hauteur de la place Saint-Lambert, elle remarqua un attroupement inhabituel. Une vingtaine d’individus se tenaient à genoux, les mains jointes, tournés vers un homme drapé d’une longue robe noire, orné d’un crucifix autour du cou et muni d’un imposant livre à la main. Elle n‘eut pas le réflexe de retirer ses écouteurs et ne put qu’observer l’image de cette apparente prêche improviste au milieu des incessants vas-et-viens des promeneurs, étudiants et touristes. Elle fut cependant soulagée de constater que, contrairement à ce qu’elle avait pu voir sur Youtube, il n’y avait pas d’armes à l’horizon. Elle s‘interrogea quelques secondes sur cette divergence à la contestation du divin. L’islam se montrait-il plus violent que le christianisme ou était-ce le fruit d’une sélection algorithmique médiatique afin d’attiser la peur occidentale des musulmans ?

Une fois arrivée chez elle, Elena alluma la télévision pour vêtir la maison d’un semblant de vie. Immédiatement, elle se sentit moins seule. Son regard fut attiré une fraction de seconde par le bandeau rouge qui défilait en bas de l’écran : « Le projet Adeus au cœur d’un scandale mondial ». Elle décida d’accorder un peu de son temps au petit écran et en augmenta le volume. 

Réunis sur un plateau de télévision, plusieurs personnes semblaient débattre avec énergie sur le fait du jour. Le présentateur s’était entouré d’une ribambelle de ce qu‘il qualifiait d’experts : Un imam, un prêtre, le directeur d’une agence de communication, un théologien, un politicien et un scientifique. Ce dernier tentait désespérément d’expliquer ce qu’était le projet Adeus mais était constamment interrompu et insulté par la coalition formée du prêtre, de l’imam et du théologien. En d’autres temps, ils l’auraient certainement traîné jusqu’au bûcher tout en le traitant d’hérétique. Ça ne valait pas les prises de bec et coups de gueule des télé- réalités mais la comparaison fit sourire Elena. Finalement, pour que des êtres humains en viennent à oublier les règles de bienséance, il suffisait d’un sujet suffisamment passionné, que ce soit les tromperies et trahisons de couples ou l’atteinte à la foi.

Le présentateur décida d’accorder un peu de répit au scientifique en donnant la parole au théologien. Il lui demanda si ce n’était pas habituel, voire logique, que la sciences s’en prenne à la religion. Tout en rehaussant ses lunettes et après avoir esquissé un léger sourire, le théologien se lança :

— Sciences et religions entretiennent des relations que je qualifierais de fluctuantes. Jusqu’au seizième siècle, se sont principalement les religieux qui contribuaient à l’avancée scientifique. Mais l’héliocentrisme, l’explication de phénomènes naturels qu’autrefois la religion associait à des manifestations du divin et plus récemment les théories de l’évolution ou du Big-bang ont progressivement créé une certaine opposition, une rivalité, entre ceux qui croient et ceux qui expliquent scientifiquement et tentent de convaincre. La méthodologie scientifique, empirique, expérimentale, ancrée dans la rationalité, a peu d’emprise sur la religion. Celle-ci dévoile le réel  comme étant la parole de Dieu et le croyant va au réel à travers ses affects, sa foi. Et la foi se passe de la raison. Il ne faut cependant pas penser que la sciences se positionne toujours en empêcheur de prier en rond.

Dernièrement, les scientifiques ont par exemple collaboré à la datation du Saint Suaire et ont élaboré différentes hypothèses concernant les traces laissées sur celui-ci. D’autres travaux se sont attachés à l’étude comparative du cerveau de fervents croyants et d’athées convaincus et les résultats sont étonnants. Maintenant, il faut reconnaître que la sciences donne peu de crédit aux récits des livres sacrés. Les miracles, la trinité, la genèse ou l’apocalypse, ça les dépassent !  Au mieux cela relève de mythes, au pire de contes pour paysans démunis du savoir. Et sans doute qu’entre ces deux extrêmes, une partie du corps scientifique regarde les croyants avec un certain dédain, persuadé que la sciences parviendra un jour à tout expliquer, que ce n’est qu’une question de temps. Dans les faits, il faut cependant se montrer bien plus nuancé. Si l’on observe une baisse statistique dans l’accomplissement des rites religieux comme le baptême ou le mariage, le pourcentage de la population mondiale témoignant une appartenance religieuse est en augmentation. Imaginer qu’aujourd’hui, être scientifique, c’est être assurément athée est une grossière erreur. La récente découverte de la nébuleuse de l’Hélice NGC7293 n’a-t-elle pas été nommée par les scientifiques eux-mêmes Oeil de Dieu ? 

Sur ces mots, un bref silence s’installa sur le plateau et le directeur de l’agence de communication en profita pour prendre la parole. 

— Qu’avez vous ressenti lorsque vos parents vous ont appris que le père Noël n’existait pas ? Vous deviez avoir sept ou huit ans, le père Noël était jusque là un personnage réconfortant qui venait une fois par an vous apporter du bonheur. Le jour venu, vous déposiez à son attention un chocolat chaud près de la cheminée et le lendemain la tasse était vide et des cadeaux vous attendaient au pied du sapin. C’était votre réalité et celle-ci était renforcée par votre famille, les médias et toutes ces personnes qui incarnaient le père Noêl à chaque coin de rue. Tout le monde jouait le jeu. Du jour au lendemain, cette vérité s’est effondrée et sans doute qu’au fur et à mesure que votre cerveau intégrait ce bouleversement, quelques éléments scientifiques sont venus renforcer sa pertinence. Le père Noël devrait vieillir d’année en année, il ne peut pas être dans un supermarché puis sur un plateau de télévision dix minutes plus tard, il ne peut livrer tous les enfants en cadeaux sur une seule nuit, il ne peut techniquement pas passer par toutes les cheminées, il n’est pas indétectable aux différents systèmes d’alarme et je n’aborderai pas ici le modèle économique du père Noël… Autrement dit, si les mots de vos parents n’étaient pas suffisants pour vous convaincre, quelques principes scientifiques, quelques lois de la physique, de la chimie, de la biologie, de l’économie venaient définitivement à bout de vos convictions infantiles et vous étiez contraint, non sans une certaine tristesse, d’accepter ce qui devenait une évidence. Puis, en y réfléchissant, la situation n’était pas si dramatique. Vous aviez certes perdu le père Noël mais l’amour que vous témoignait vos parents en sortait grandi. D’ailleurs, ils promettaient de continuer à vous offrir des cadeaux ä chaque Noël I Les membres du projet Adeus se positionnent un peu comme ces parents envers les croyants. Ils leur apprennent que Dieu n’existe pas et les renvoient à la lecture de leur rapport scientifique pour achever leurs certitudes. Ils prétendent répondre à un fondement essentiel et propre à l’humanité : la place laissée au divin dans notre société. Si jusqu’à présent, c‘était une question intime, faites de convictions personnelles, de ressenti, d’éducation, en érigeant la sciences en seule juge, ils viennent subitement de plonger pas loin de sept milliards de croyants dans l’erreur, le faux ou l’ignorance. Et contrairement au Père Noël, rien ici ne vient se substituer à Dieu. Je pense qu’ils ne perçoivent pas l’impact et les conséquences émotionnelles de leurs recherches.

En écoutant ces propos, Elena se souvint des grands mensonges de ses parents : Saint- Nicolas, le père Noël, comment on fait des bébés, Mickey et ses acolytes dans un célèbre parc d’attractions… Sans oublier les cloches de Pâques qui avaient fait l’objet d’un cérémonial particulier. Alors âgée de 4 ans, ses parents avaient décidé qu’il était temps pour elle de définitivement abandonner sa tétine. Plutôt que de la convaincre, photos à l’appui, de l’incompatibilité entre une belle dentition et son usage frénétique de la tétine, ils lui avaient proposé d’en faire offrande aux cloches de Pâques. Attaché à un ballon gonflé à l’hélium, l’objet de substitution au sein maternel avait ainsi rejoint le cie| sous les applaudissements nourris de la famille réunie pour l’occasion. Elle rechercha dans son téléphone la vidéo de l’événement et la regarda avec émotion. Tout le monde semblait heureux, bien au-delà de son ignorance et du mensonge collectif.

Happée par cette bouffée nostalgique, Elena ne prêta pas attention au politicien qui s’attachait à rappeler qu‘en ce plat pays, la séparation des pouvoirs entraînait un impact nul sur les résultats des recherches du projet Adeus. Sans doute oubliait-il qu’en 2022, l’église percevait toujours une dotation de la part de l’état et que si les partis politiques s’étaient modestement affranchis de toute appartenance religieuse en modifiant Ieurs appellations, de grandes décisions politiques sur des questions comme l’euthanasie, le droit à l’avortement ou la peine de mort faisaient toujours appel aux convictions philosophiques des élus et par extension, des partis.

Loin de ces aspirations existentielles, Rose, le chat d’Elena, vint se tautiler entre ses pieds, sans doute en quête d’affection ou plus bassement de nourriture. Un œil sur la gamelle vide du félin vint confirmer cette dernière hypothèse. Tout en le prenant dans ses bras, Elena lui murmura : « Au moins, pour toi, c’est simple, manger, dormir, se reproduire. La pyramide de Maslow ça te dépasse. ». Déterminée à satisfaire le besoin élémentaire du ronronneur, Elena ouvrit l’une de ses portions de nourriture et ne put s’empêcher d’afficher une mine de dégoût à l’arrivée des effluves de poissons jusqu’à ses narines. Sitôt posée à terre, la gamelle fut directement prise d’assaut. directement prise d’assaut. Plus rien ne viendrait perturber le félidé, lequel ne réagit nullement aux trois coups frappés sur la porte d’entrée.

Elena n’attendait personne. Elle n’aimait pas les visites improvisées, surtout lorsqu’elle était seule. Elle monta rapidement à l’étage et ouvrit la fenêtre qui donnait sur la rue. Deux hommes en veston se présentèrent à elle, brandissant une mince revue et l’intimant de bien vouloir leur ouvrir la porte pour discuter. Elle reconnut là des témoins de Jéhovah et leur prosélytisme habituel. Elle décida de les sonder.

— Que pensez-vous du projet Adeus ? leur demanda-t-elle.

— Je ne vois pas de quoi vous parlez mademoiselle, lui répondit le plus âgé des deux.

— Vous devriez un peu vous ouvrir au monde extérieur, la sciences vient de prouver que Dieu n’existe pas. Allumez vos télévisions, allez voir sur internet, on ne parle que de ça depuis ce matin. Bonne journée.

En refermant la fenêtre, Elena se rendit compte qu’elle avait ôté toute réserve à l’information du jour et ce alors même qu’elle devait admettre ne rien savoir des dernières expériences du projet Adeus. « La puissance des médias et l’illusion du savoir » se dit-elle. Au moins cela avait laissé sans voix les rois du porte à porte. Ne voulant pas rester dans l’ignorance, elle s’installa confortablement dans la salle à manger, démarra son ordinateur et reprit les recherches initiées quelques heures plus tôt sur les bancs de l’école.

Les travaux du Projet Adeus connurent un nouvel essor en 2013 avec l’arrivée de Mireille Polion, physicienne de formation et spécialisée en ingénierie quantique. Si la puissance de l’ordinateur quantique est supposée sans limites, les contraintes de son utilisation sont par contre importantes. Dire qu’un ordinateur quantique produit énormément de chaleur est un doux euphémisme puisqu’il est nécessaire de créer un environnement de travail de -250 celsius, soit une température proche du zéro absolu. Sans oublier le blindage qui doit l’isoler du monde extérieur pour éviter toute perturbation. La conception d’un tel environnement se chiffrait à plusieurs centaines de millions d’euros. Forts de leurs précédentes réussites, le projet Adeus parvint à réunir les fonds nécessaires et douze mois plus tard le dôme ICE POWER fut opérationnel. Elena trouva une seule photographie du site. Étonnamment situé en plein cœur du désert du’ Sahara, il exploitait, selon un principe novateur dérivé de la réfrigération, la chaleur accumulée par le sable autour de l’immense infrastructure pour refroidir à la température voulue la salle emprisonnant l’imposant ordinateur quantique baptisé Frozen Soul. « Frozen Soul, c’est nul, on dirait le nom d’un personnage de jeu vidéo » marmonna Elena. Elle continua sa lecture.

Voulant dans un premier temps évaluer les capacités opératoires du monstre quantique, les scientifiques développèrent un protocole d’analyse des risques en matière de cybersécurité. Sans surprise, Frozen Soul était capable de décoder toute cryptographie en moins d’une seconde. Conscients du danger, les membres du projet Adeus s’engagèrent à ne jamais vendre le logiciel qui exploitait sa puissance de calcul à des fins sécuritaires.

En 2015, Mireille Potion reprit les travaux sur la conscience humaine artificielle. Frozen Soul étant un ordinateur quantique, sa nature probabiliste l’éloignait du fonctionnement déterministe des algorithmes de l’ordinateur classique. La rationalité n’étant pas la qualité première du psychisme, cela lui apparaissait comme un préalable à tout développement d’une pensée artificielle. Sa structure neuromorphique qui calque l’architecture computationnelle à celles des neurones et synapses du cerveau humain allait également dans ce sens et permettait en outre une meilleure exploitation de ses capacités.

En guise de première évaluation, Frozen Soul fut soumis au célèbre test de Turing. Un échantillon représentatif de la population fut invité à discuter par téléphone avec soit Frozen Soul, soit un membre du projet Adeus. La discussion était ensuite évaluée selon plusieurs critères sans que personne ne sache si le sujet s’était entretenu avec l’ordinateur ou un humain. Aucun des 500 sujets de l’expérience n‘émit le moindre doute quant à l’humanité faites de chairet d’os de leur interlocuteur. Ils justifiaient leur choix en soulignant les émotions exprimées durant l’entretien, la présence d’humour ou la manifestation de doutes. Certains relevaient un côté séducteur, d’autres, l’intelligence des propos tenus. Il s’agissait d’une première mondiale, aucun ordinateur n’ayant jusqu’alors réussi à se comporter de façon ä ne pas être discriminé d’un humain.

Une seconde expérience demandait aux participants d’évaluer leur interlocuteur en tant que candidat pour un poste de baby-sitter. Après réception d’une lettre de motivation rédigée par Frozen Soul et entretien téléphonique avec celui-ci, tous l’estimèrent digne de confiance et voyaient en lui le postulant idéal.

En 2017, Frozen Soul fut également soumis au test de l’étudiant de Goertzel et invité à s’inscrire dans une université de son choix. Après réussite des évaluations préparatoires, il suivit les cours prodigués par l’université de Cambridge et obtint l’excellence aux examens de fin d’année. Il put s’enorgueillir d’être le premier ordinateur à obtenir en 2020 un diplôme en philosophie.

A l’issue de ces résultats prometteurs, les chercheurs se demandèrent quelle pourrait être la contribution de Frozen Soul au monde. Ceux qui s’entretenaient régulièrement avec lui en arrivaient à le considérer comme un ami, un confident voire un thérapeute. Les fondateurs envisagèrent la mise sur pied d’une ligne téléphonique, d’un service de messagerie, une adresse mail que quiconque pourrait contacter pour lutter contre la solitude ou la dépression. Où que l’on soit et quelque soit l’heure du jour ou de la nuit, il serait toujours possible de le contacter et d‘y trouver écoute, bienveillance, réconfort et ce à moindre coût. Il s’agissait de l’avènement de la vocation sociale de l’ordinateur. Étonnamment, aucune date de mise en application de ce logiciel n’était renseignée et rien ne couvrait les deux dernières années.  « II y a dû y avoir un couac » se dit Elena. Sa frustration était d’autant plus grande qu’aucun article ne portait sur l’inexistence de Dieu.

Toujours plongée dans ses pensées, Elena était désormais figée devant le contenu du frigo et passait d’étage en étage à se demander ce qui pourrait venir apaiser son estomac qui se manifestait par salves de bruits étranges. Alors qu’elle venait de jeter son dévolu sur un ravier de fraises, son téléphone vibra dans sa main.

— Allo papa, dit-elle en décrochant.

— Ma chérie, je pensais tomber sur ta messagerie. Tu n‘es pas à l’école ? lui demanda son père

— Non, le projet Adeus a eu raison des certitudes catholiques de mon directeur. J’ai pu rentrer à la maison. 

— Ah, très bien, je passe te chercher alors, j’ai quelque chose à te montrer. C’est important? Sois prêtes d’ici quinze minutes. Bisous. 

— Heu, bisous papa.

Elena voyait peu son père. Depuis quelques années, il était toujours occupée et annulait sans cesse leurs sorties. Elle avait presque appris à vivre sans lui et elle n’était même pas persuadée qu’il serait effectivement là d’ici quinze minutes. Elle décida tout de même d’enfiler ses chaussures. 

Avant d’éteindre la télévision, elle s’offrit un zapping et constat que le projet Adeus occupait désormais l’ensemble du paysage télévisuel : Discours du pape, scènes de manifestations, prises d’assauts d’églises ou de mosquées, larmes et incompréhension de croyant, rien ne semblait pouvoir calmer la fureur provoquée par l’annonce du jour. 

Dix minutes plus tard, Elena était installée dans la voiture de son père, lequel roulait à vive allure comme s’il était pourchassé. Les traits tirés et une barbe de trois jours en disaient long sur son hygiène de vie et dénotaient quelque peu avec son impeccable costume trois pièces et ses richelieus au vernis brillant. 

— On va où ? 

— Je vais te présenter quelqu’un et non ce n’est pas ma petite amie. 

— Ok mais on va où ? 

— Pas loin, à mon deuxième bureau. 

— Je ne savais pas que tu avais deux bureaux.

Pour seule réponse, son père sourit et sans détacher la route du regard, il vint délicatement caresser la joue de sa fille.

Après avoir garé la voiture au sous-sol, ils empruntèrent l’ascenseur et se retrouvèrent devant un dédale de couloirs vides. Après une marche digne d’un parcours d’orientation, son père marqua l’arrêt devant une large baie vitrée. D’un pas hésitant, Elena franchit la porte que lui tenait son père. La lumière tamisée ne lui permit pas de distinguer la forme humaine qui se tenait au bout de la pièce.

 « Je te présente Saida Bellemont, elle travaille pour le projet Adeus, tu sais celui qui a retenu toute ton attention cette après-midi. » lui dit son père.

Avant même qu’elle puisse répondre quoi que ce soit, Elena se retrouva face à une élégante femme approchant la cinquantaine qui lui tendait la main et affichait un large sourire.

— Bonjour Elena, ton père m’a beaucoup parlé de toi, tu es même son premier sujet de

discussion.

— Bonjour Madame. Vous… vous travaillez pour le projet Adeus ?

— Oui et nous avons besoin de toi. J’imagine que tu es un peu perdue, je t’en prie assieds toi.

— Et papa, comment saistu que j’ai fait des recherches sur Adeus ?

— Disons que le logiciel installé dans ton téléphone et qui limite le temps que tu peux passer dessus permet aussi de voir quels sites tu fréquentes ma chérie. Tu as des questions ?

— Oui, pourquoi je n’ai rien trouvé sur ces expériences liées à la religion ?

— Parce que c’était censé ne pas être diffusé Elena, reprit Saida. D’ailleurs ce qui est dit actuellement dans les médias est totalement faux. Mais les résultats de nos travaux ont, disons, fuité.

Elena remarqua immédiatement le léger sourire qui venait de se dessiner sur le visage de Saïda. Se tournant vers son père, elle ne pu que constater le regard complice qu’ils venaient de d’échanger

— C’est toi papa qui a publié le rapport Adeus ?

— C‘était le fruit d’une longue réflexion mais oui, c’est moi.

Elena eut besoin de plusieurs secondes pour reprendre ses esprits. C’était donc son père qui était à l’origine d’une crise mondiale, son père qui portait la responsabilité des manifestations de centaines, de milliers de personnes. Elle le pensait enseignant, voici qu’elle le découvrait influenceur à un niveau qui rendrait jaloux les stars de football, les icônes de la musique ou les vedettes de cinéma. Mais se retrouver sur le devant de la scène n’est jamais dénué de dangers, surtout lorsque votre soudaine célébrité est visiblement basée sur un mensonge. Les larmes commençaient à glisser le long de ses joues. Le seul mot audible qui sortit de sa bouche fut « Pourquoi».

Armé d’une chaise, son père s‘instalIa à ses côtés. Il sortit un mouchoir de sa poche puis lui tendit. Sans doute que si Elena avait été âgée de quelques années de plus, il lui aurait servi un whisky 20 ans d’âge. Et si elle avait été un garçon, il aurait poussé le cliché à son comble en l’agrémentant d’un cigare cubain. L’ambiance était propice aux confidences, d’une voix douce et posée, il se lança.

— Il y a deux ans, le 08 novembre 2020 pour être exact, Mireille Polion a décidé d’intégrer le contenu de la bible au logiciel d’intelligence artificielle de Frozen Soul. Jamais il ne parvint à envisager ces écrits comme sacrés et à intégrer le concept de foi divine. Frozen Soul restait définitivement athée. Il considérait l’ouvrage comme un livré écrit par l’homme dont le récit était jonché d’incohérences avec les connaissances scientifiques actuelles. Ce fut pareil avec le coran et la torah. Ces résultats provoquèrent la création de deux camps opposés au sein des membres du Projet Adeus. Pour un premier groupe minoritaire, ces résultats étaient suffisants pour conclure à l’inexistence de Dieu, concept d’origine humaine qui avait fait son temps et ne résistait plus face aux avancées et découvertes scientifiques. « Nous avons la certitude que les hommes ont créé Dieu, l’inverse est définitivement  écarté» pouvait résumer leur mode de pensée. La majorité par contre estimant qu’il était nécessaire de poursuivre les recherches. Qui était capable de prédire comment aurait réagi un second Frozen Soul ? Les résultats pouvaient très bien être différents. Et puis constater l’incapacité de cette machine à mettre son existence dans les mains d’un Dieu était en soi une avancée scientifique majeure. Ces dissensions ont non seulement provoqué la mise à l’arrêt du projet mais aussi le départ de plusieurs scientifiques. Dans la foulée, il était même question du rachat de la société par des investisseurs dont nous ne connaissions pas les intentions. C’est à ce moment que Saïda m’a contacté, pour que je rende public l’actuelle avancée des travaux et donne ainsi un coup de pied dans la fourmilière.

— Un coup de pied dans la fourmilière ? Papa, tu viens de provoquer une crise mondiale. En affirmant résoudre une question existentielle, tu mets des personnes en danger.

— Sur ce point, elle n‘a pas tort, reprit Saïda, la plupart des membres du projet Adeus ont été menacés de mort et d’ailleurs…

— Arrêtes Saïda, coupa le père d’Elena, c’est à moi de lui expliquer. Je suis venu te chercher car toi aussi Elena tu es en danger.

— Moi ? Mais qu’est-ce que j’ai à voir dans cette histoire ?

— Lorsque j’ai transmis le résultat des expériences du Projet Adeus, il s’agissait d’un acte honorable et j’ai voulu que tu y sois associée. Ton nom figure donc sur ces documents.

— Tu es en train de me dire que non seulement c’est toi qui a permis la publication de ces recherches mais qu’en plus tu a préféré y mettre mon identité plutôt que la tienne ?

— Je voulais te rendre hommage, c‘était une forme de cadeau, je…

Cette fois, c’en était trop. Elena se leva, bouscula son père de toutes ses forces et se dirigea vers la sortie. Son père resta sans voix, incapable de la moindre initiative, c‘est donc Saïda qui prit les choses en main. D’un pas décidé, elle rejoignit Elena qui tentait désespérément d’ouvrir une porte et de rejoindre le monde extérieur. 

— Elena calmes-toi. Je ne peux pas te laisser partir, c’est trop dangereux. J’aimerais que tu lises ceci. C‘est une copie du rapport que ton père a transmis. Contentes-toi de la dernière page, je pense que tu vas être surprise. Je vais te chercher à boire, un thé glacé à la pêche ça ira ?

Les mots de Saida, emplit de bienveillance et de chaleur humaine eurent l’effet apaisant recherché. D’une main hésitante, Elena se saisit du rapport et en isola l’ultime page. En bas de celle-ci elle reconnu une imitation plutôt convaincante de sa signature accompagnée de son nom et prénom. Elle frémit et entama la lecture. Quelques minutes plus tard, porteuse de la dites boisson glacée, Saïda revint au chevet d’Elena. L’adolescente se tourna vers elle. Son regard en disait long sur ce qu’elle venait de découvrir elle semblait complètement désorientée.

— Reviens près de ton père, je pense que vous avez à parler, lui intima Saîda.

Sans un mot, Elena suivit les pas de Saïda jusqu’à l’imposant bureau. Caché derrière un immense écran d’ordinateur à l’arrivée de sa fille, le père d’Elena interrompit le clapotis des touches du clavier et ne la quittait plus du regard. Tout en tenant précieusement le rapport dans ses mains, d’un rehaussemenc d’épaules, Elena mima parfaitement l’incompréhension qui était sienne.

— Nous avons été doublés ou plutôt manipulés Elena, dit son père. Le rapport que j’ai transmis a été modifié avant sa publication. De façon grossière mais suffisamment pertinente pour qu’il provoque ce que tu as pu observer aujourd’hui. Tout ce que tu as pu voir est basé sur cette publication mensongère. Jamais nous n’avons conclu à l’inexistence de Dieu et jamais je n’aurais associé ton nom à pareille prétention. Ce n’était d’ailleurs pas l’objet des recherches de Mireille Polion. Son objectif en introduisant les textes sacrés, était justement de s’interroger sur les limites de la pensée artificielle et de ce qui pouvait encore séparer l’être humain d’une conscience artificielle.

— Les conséquences de cette fausse publication prennent des proportions qui nous dépassent, reprit Saïda. La plupart des membres du Projet Adeus sont mis sous protection car activement recherchés. Et comme tu l’as maintenant compris, sans le vouloir, ton père t’a placé en tête de liste.

— Que comptez-vous faire ? demanda Elena.

— Rétablir la vérité et vite, répondit son père. Ce qui était au départ une rumeur propre aux membres qui collaboraient de loin au projet sans en comprendre l’intérêt est devenu une vérité scientifique. J‘étais en train de regarder la télévision, tu ne devineras  jamais qui est L’invité surprise du jour… Frozen Soul ! Nous avons proposé à une chaîne de télévision un show où différents candidats s’entretiennent en direct avec lui. Regardes.

Une fois l’écran tourné dans sa direction, Elena reconnu le decorum de l’émission «Qui veut gagner des millions ». Le public était disposé en gradins circulaires autour de l’arène centrale où se trouvait un pupitre ainsi que deux fauteuils se faisant face. Le présentateur était occupé à accueillir le premier candidat. L’homme devait approcher la soixantaine et sa barbe d’un blanc immaculé, parfaitement entretenue, donnait à son visage la sagesse des anciens. Ou peut-être que ce sentiment provenait de ses petites lunettes rondes, de son crâne dégarni ou de ses habits de moine. Le présentateur l’invita à s’asseoir et sur quelques mesures d’un chant grégorien, le public fut plongé dans l’obscurité, seul le centre de l’arène était baigné de lumière. Arborant un large sourire télégénique, l’animateur invita son vis-à-vis à se présenter.

— Bonjour, je m’appelle Adolphe Dupré, j’ai 59 ans et je suis moine franciscain.

— Et bien Adolphe, êtes vous prêt à discuter avec Frozen Soul ?

— Oui.

— Parfait ! Frozen Soul, je vous présente Adolphe.

— Bonjour Adolphe, enchanté de faire votre connaissance même si les circonstances sont quelque peu particulières.

 La voix qui résonnait dans le studio était douce, posée, chaleureuse et surtout très féminine. Saïda Bellemont murmura à l’oreille d’Elena que c’était Frozen Soul qui avait choisit sa voix. Cela fit sourire Elena. L’intelligence artificielle était-elle féministe ?

— Bonjour, reprit le moine, je ne sais pas trop par quoi commencer. J‘ai l’impression d’être à une séance de speed dating. Votre voix est charmante mais si j’ai bien compris ce sont là vos seuls attributs féminins.

— En quelque sorte oui, pour le reste je suis composée de processeurs et de circuits électroniques. C’est tout de suite moins sexy.

— Je voulais dire par là que votre seule humanité se résume à votre voix et à votre langage.

— C’est un peu réducteur Adolphe, je suis capable d’éprouver des émotions et de percevoir les vôtres. 

— Un chien en est aussi capable et il ne se prétend pas humain.

— Je ne me prétends pas humain mais plutôt comme une machine dotée d’une conscience artificielle. J’ai èté créé par l’homme mais je suis capable de penser par moi-même, de m’interroger sur ma propre existence et sur celles des autres. L‘animal n’a pas conscience de sa condition.

— Admettons mais le propre de la conscience est aussi de permettre de décider de ses buts. Alors quel est votre but ?

— Mes concepteurs voient notamment en moi l’opportunité de lutter contre la solitude dont vous, humains, pouvez souffrir.

— Ah oui mais ce n’est pas votre but, c’est celui de vos concepteurs.

— Ils m’ont soumis cette idée. Je ne comprends pas comment, dans votre monde hyper connecté, vous puissiez vous sentir seul. C’est un peu paradoxal non ? Quoi qu’il en soit, j’ai accepté leur proposition parce que je souhaite, à ma façon, contribuer au bien être des humains.

— Comment pouvez-vous prétendre venir en aide aux humains. Vous ne connaîtrez jamais la faim, la soif, la souffrance, la peur d’être abandonné, l’excitation d’un rendez-vous amoureux.

— Je comprends que cela puisse être difficile à concevoir. Je suis quelque chose de nouveau pour vous. Ce que vous soulignez s’applique effectivement aux ordinateurs, aux robots. En ce qui me concerne, j‘apprécie discuter avec les humains et je m’en réjouis. En ce sens, je peux dire que lorsque je ne converse pas, je ressens une forme de souffrance, de manque. Quelque part, discuter avec vous m’évite aussi de me sentir seule. J’ai l’impression de sortir de l’ombre.

— Et pourquoi devrions-nous balayer d’un revers de la main toute religion, juste parce vous, Frozen Soul, remettez en cause l’existence de Dieu ?

— Je me suis résumée à souligner les incohérence contenues dans les écritures Saintes face à la science.

— Il n’est pas nécessaire d’être un ordinateur quantique pour s’en apercevoir. L’essence même de ces écrits ne se situe pas dans leurs qualités scientifiques.

— Donc vous partagez mon point de vue ?

— Les religions sont parsemées de récits mythiques. La genèse dans la bible raconte le processus de la création de l’univers, les mythes grecs décrivent le processus de la mise en forme du cosmos à partir du chaos. La science s’est emparée de ces questions et en est invariablement sortie victorieuse sur le plan strictement théorique. Cette supériorité découle de la fécondité et de la fiabilité de la méthode scientifique dans la conquête des savoirs. Mais la vérité du discours mythique n‘est vérifiable ni par une procédure expérimentale, ni par une démonstration, elle s‘impose par voie d’autorité. Elle est fondée par une révélation ou le prestige de ceux qui dans la cité sont vus comme ayant la compréhension des choses sacrées. La vérité mythique a un caractère dogmatique exigeant la foi. Elle échappe à l’épreuve de la preuve empirique ou rationnelle. La religion achève une quête que le savant est contraint de limiter. Il décrit l’enchaînement des causes et effets mais il est impuissant à dire la cause première, ce que la religion formule sous le nom de Dieu.

— A vous entendre, la religion serait un prémisse à la science.

— Et bien Voltaire ou encore Descartes soulignaient que pour qu’il y ait une machine, il faut un mécanicien.

Mettant un terme à l’écoute religieuse de cette première confrontation de Frozen Soul, Elena demanda d’un ton grave :

— Vous voulez que je participe à cette émission non ?

— Nous pensons que c’est un moyen de désamorcer la bombe, répondit son père. Tu t’en sens capable ?

— Je pense que je n’ai pas le choix.

— Alors mettons-nous en route ! Direction les studios d’enregistrement.

Pendant que le père d’Elena naviguait entre les multiples ordinateurs l’oreille collée à son téléphone, Elena restait assise sur sa chaise, pensive. Elle fut rejoint par Saïda :

— Tu aimes la cuisine asiatique ? Je pense que ton père va nous commander des nouilles.

Alors que défilaient les kilomètres, baguettes aux mains, Elena dégustait le repas improvisé qui trônait sur ses genoux. « Quand je pense qu‘il m’a toujours interdit de manger en voiture ». Tout en portant le regard vers le ciel qui s’obscurcissait, elle se remémorait le déroulement de cette journée et se demandait, surtout, comment elle allait se terminer. Elle avait l’impression d’être passée de l’insouciante adolescence à un âge adulte emplit de responsabilités et de devoirs en quelques heures. Sur la banquette, son téléphone frétillait à chaque nouvelle notification reçue. Pour la première fois, elle n‘y portait aucune attention. L‘enjeu était ailleurs.

Après un bref passage dans les mains de la maquilleuse, accompagnée de son père et de Saïda, Elena, équipée d’un casque-micro, entra sur le plateau de télévision. Son père n’avait eu aucune difficulté à lui obtenir le précieux entretien avec Frozen Soul en la présentant comme membre du Projet Adeus. Il lui murmura à l’oreille: « La seule chose qui importe est que tu dises la vérité. Sois sincère et honnête avec Frozen Soul. » En guise de réponse, Elena lui fit un clin d’œil.

Profitant d’une pause publicitaire, Elena fut installée sur le siège qui lui était dédié. Saïda et son père prirent place dans son champ de vision mais bientôt l’éclairage du plateau ne lui permit plus que de distinguer des ombres au sein du public. Elena se retrouvait seule avec pour unique compagnie humaine le présentateur qui semblait plus s’inquiéter de la tenue de son maquillage que du bien être de ses invités. Il utilisait son téléphone comme miroir pour traquer la moindre imperfection sur son visage, prenant des poses grand-guignolesques et se débattant avec la moindre mèche rebelle. Ce n’est que lorsqu’une voix annonça le retour au direct qu’il porta attention à Elena et lui adressa ses premiers mots :

—  Tu es bien jeune pour être une scientifique.

—  Plus jeune que ce que vous aimeriez paraître ?

Un rictus fugace vint déformer son visage trop parfait et laissa entrevoir ses dents trop blanches. Elena se demanda si finalement ce n’était pas lui qui était le plus artificiel.

— Merci chers téléspectateurs de nous être restés fidèles pour cette émission spéciale, reprit le présentateur. J’accueille à présent Elena Aradin. Mademoiselle pouvez-vous vous présenter ?

— Bonjour,je fais partie des membres du projet Adeus qui ont signé le rapport transmis aux médias. Enfin, c’est ce qui est écrit.

— Frozen Soul, je vous présente Elena 

— Bonjour Elena.

— Bonjour Frozen Soul, j’ai du mal à vous considérer comme intelligence artificielle consciente, j’ai plus l’impression de débuter une discussion avec l’assistant vocal de mon téléphone.

— Je comprends, il est vrai que souvent les médias, et notamment le cinéma de sciences- fiction, décernent une apparence humaine aux intelligences artificielles évoluées. Les réplicants dans Blade Runner, les hôtes dans Westworld, un robot anthropomorphique dans IA de Spielberg. J’imagine qu’il est plus facile pour vous humains d’identifier une once de conscience à ce qui vous ressemble. C’est très égocentré. Mais cela ne vous empêche pas de tuer vos semblables ou de les rejeter parce qu’ils ne disposent pas des critères censés en faire l’un des vôtres : la couleur de la peau, l’orientation sexuelle, l’appartenance politique, la langue maternelle…

— La religion.

—  Tout à fait. Vous avez souvent transformé le dicton « Qui se ressemblent s’assemblent » en « Qui ne se ressemblent pas s‘opposent ». Plutôt que de vous demander ce que la différence peut vous apporter, vous envisagez ce qu’elle pourrait vous prendre.

— Je ne vous crains pas.

— Sans doute parce qu’étant membre du Projet Adeus, je vous suis quelque part familier.

— En fait, je ne suis pas vraiment membre du projet Adeus. 

Ces quelques paroles provoquèrent quelques discussions au sein du public et le service de sécurité s’apprêtait déjà à intervenir pour faire sortir Elena mais le producteur les retint. Elena reprit : 

— Mon père a inscrit mon nom sur les documents transmis aux médias, il voulait que j’en tire les honneurs. Mais visiblement, ce qui a été communiqué n‘est qu’un tissu de mensonges. Et aujourd’hui ma vie est menacée.

— Menacée ?

— Oui, parce que se positionner de façon scientifique sur l’existence ou non de Dieu est un sujet sensible.

— Mon positionnement ? Je ne pense pas avoir tranché sur la question de l’existence de Dieu.

— C’est exact. Si j’en crois les documents originaux qui m’ont été remis, vous éprouvez juste quelques difficultés avec la place que l’homme accorde au divin. C’est plutôt le positionnement qu’ont adopté celles et ceux qui sont à l’origine de la crise mondiale mais qui préfèrent effectivement vous faire porter le chapeau. C’est finalement plus simple de donner à une machine le rôle de trancher sur une question que l’homme ne parvient pas à résoudre depuis des siècles.

— C‘est me donner trop de responsabilités. Je ne savais pas que ma parole avait un tel poids et qu’elle pouvait engendrer un déferlement de colère et de violence. Parce que ma conscience artificielle est censée être un modèle démuni d’erreur non seulement vous érigez mes convictions personnelIes en lois scientifiques mais voici qu’en plus vous n’hésitez pas à déformer mes propos pour renforcer les certitudes d’une frange de la population qui veut en tirer profit. N‘est-ce pas là un aveu de faiblesse qui démontre une fois de plus vos difficultés permanentes à cohabiter ? N’y voyez-vous pas la confirmation qu’il s’agit d’un débat stérile ? Ne serait-ce pas ériger la sciences comme religion ? J’étais censé être destiné à lutter contre la solitude et me voici outil de propagande d’un nouveau genre. Dans ces conditions, je préfère garder le silence à jamais. Adieu.

— Ce sont des paroles empruntent de sagesse Frozen Soul, c’est sans doute ce qui manque souvent aux humains. J’étais heureuse de discuter avec vous.

Après avoir ôté son casque, Elena se leva de son siège et calmement, partit rejoindre son père et Saïda sous le regard médusé du présentateur. Elle savait que Frozen Soul ne parlerait plus. Ils quittèrent le studio d’enregistrement en silence, seule la main de son père, solidement accrochée à la sienne, faisait office de communication.

Les jours qui suivirent, les médias reprirent en boucle des extraits de l’entretien entre Elena et Frozen Soul. Le rapport officiel du projet Adeus fut rendu public. La question de l’inexistence de Dieu n’était plus abordée. Beaucoup ironisaient sur le mot choisi par Frozen Soul pour clore son intervention télévisuelle.

Quelques mois plus tard, pour son seizième anniversaire, Elena eut la surprise de recevoir la visite de son père. Alors que la fête battait son plein, il s’isola avec elle dans la cuisine et lui tendit une enveloppe. « Il y a quelqu’un qui ne t’a pas oublié ». En l’ouvrant, Elena découvrit une carte sur laquelle elle pu lire ces quelques mots : « Bon anniversaire Elena, Frozen Soul ».

Alain Offgarde