Rumeurs, ou la rumeur en prison…

Bah oui, c’est quelque chose que l’on vit en continu en milieu carcéral, il n’y a que cela.

Dès que tu mets un pied en prison, les rumeurs commencent déjà à te pourrir la vie…

Je vais finir par croire que les gens me racontent beaucoup de choses pour se donner de l’importance comme s’ ils étaient au courant de tout. Les rumeurs disais-je…

C’est un véritable fléau psychologique, et presque aussi mortel que le Covid-19. Le problème est que pour les combattre il n’existe pas de vaccin, l’homme reste impuissant.

Elles se développent comme une gangrène et dès qu’elles s’installent, on ne sait plus s’en débarrasser. En effet, personne ne vous écoutera préférant la répandre à son voisin, et ainsi de voisin en voisin jusqu’à contaminer l’objectivité de chaque individu.

La rumeur est par définition une fausse information, on appelle cela aujourd’hui de la désinformation en colportant un message souvent très destructeur. Je l’ai rencontrée aux différentes étapes de ma détention.

La première période – la rupture : c’est l’arrestation avec l’incarcération. La rumeur est assise à côté de toi. Si, si, à côté de toi ! Elle va te briser, te faire admettre que tu es devenu un déchet de la société. On ne voudra plus de toi. Elle va exagérer tout ce qui s’est passé dans ta vie ; et bien sûr ce qui s’est mal passé. C’est certainement la période la plus difficile. À cause d’elle tu n’es plus rien, ton existence semble inexistante. Tu as perdu ta citoyenneté, tu es changé en ce que tu n’es pas, rien de plus…

La seconde période – la routine : après le(s) procès, la condamnation, la purge. Ces rumeurs ne te quitteront pas d’une semelle et tu seras un sujet de ragots, de commérages et pas dans le bon sens du terme. Le compteur temps tourne lentement, patiemment, interminablement laissant aux rumeurs la possibilité de se diffuser largement. Impossible d’étouffer ce feu de mille flammes. Tic Tac Tic Tac, les pages du calendrier s’égrainent dans un cycle de rumeurs sans fin, blah, blah, blaaaaa… Tes journées deviennent un enfer, et pour ne pas sombrer dans la dépression, la folie, tu cherches à t’amender, à rétablir la vérité mais rien n’y fait ! Alors tu t’occupes l’esprit par n’importe quel moyen. Si tu n’y arrives pas, tu t’embrouilles l’esprit ; on te gave de neuroleptiques, d’anxiolytiques, de barbituriques… La médecine carcérale ressemble à la gestion d’une annexe psychiatrique.

Tout autour de toi, les agents, la vie sociale, l’environnement te rappelle sans cesse que tu es le détenu que les rumeurs ont métamorphosé.

J’aime bien ce qu’un jour un visiteur m’a dit: « Je n’aime pas parler de détenu en prison, mais plutôt de [retenu] !” Et il a presque raison, nous sommes des retenus par notre

société sauf que ce que la mémoire a retenu de nous est inévitablement faussé par toutes ces rumeurs.

La troisième période – la resocialisation : c’est de pouvoir voir la porte de sortie, elle est là, devant toi mais pas à portée de main ! D’ailleurs comment l’ouvrir car elle n’a toujours pas de poignée. Qui va l’ouvrir ? Aucune emprise sur cette dernière porte à franchir, aucune emprise sur les dégâts qu’ont occasionné les rumeurs… Et comment l’abattre car elle te colle à la peau ? Dehors, tout le monde ou presque t’a laissé tomber en partie à cause d’elle. Tu dois te battre pour exister, quitter cet univers malsain, réacquérir une autonomie de vie, un projet de réinsertion. Tu dois garder l’espoir car si tu le perds, tu sortiras à fond de peine, et la rumeur sera toujours à ton cul. Elle reste ta pire ennemie.

Je me suis souvent posé la question : A quoi sert-elle, la rumeur ?

Ce qui est certain c’est qu’elle ne te sert pas, elle ne laisse croire à personne que tu peux changer, que tu peux t’en sortir et cela même si tu es un homme blessé par la vie.

Elle est souvent destructrice car elle provoque un choc émotionnel qui ne s’atténue pas au fil des jours, car elle est sans cesse entretenue et nourrie pas d’autres qu’il s’agisse “de complotistes ou “d’influenceurs comme on dit aujourd’hui.

La rumeur nourrit tes angoisses, au final, tu te demandes si t’es vraiment comme ça ou devenu comme ça ! “Comment ?” Ma plus grande crainte durant ma détention était de savoir si j’allais pouvoir y faire face, pouvoir la contrer, pouvoir l’ignorer…

J’ai connu des détenus qui à cause d’elle ne se supportaient plus, ne savaient ou n’osaient plus se regarder en face ; et dans leur détresse se sont suicidés.

Est-ce que le système carcéral met des choses en place pour rétablir ton honneur ou ta dignité ? Bien sûr que non. À toi de te débrouiller tout seul, et le plus souvent tu feins de ne rien entendre, tu te fais discret, tu gardes le silence pour ne pas exacerber davantage tous ces propos qu’on t’attribue.

Avec les jours qui passent, la rumeur s’atténue comme une plaie qui cicatrise lentement. Mais elle est toujours là, sournoise, mise en veilleuse et à la moindre occasion peut reprendre vie et te porter préjudice parfois après des années d’efforts pour t’en sortir.

Tout sera anéanti, à recommencer, encore une fois. Et après bien des mois, voire des années, tu te rends compte que tu es un paria épuisé, fatigué, anéanti. C’est regrettable d’observer des détenus ne plus avoir envie de rien, même pas de vivre, la rumeur a fait son mauvais travail au lieu de se taire.

La rumeur peut venir de partout, de l’intérieur comme de l’extérieur et il est très difficile de la fuir. Ta seule arme c’est de la combattre, rétablir la vérité sur toi. Venant de l’extérieur : les médias sont les experts en matière de diffusion à large échelle ; pour répandre la rumeur à l’extrême, pour faire des amalgames, mélanger des faits, ajouter des commentaires pour être plus vendeur, pour faire plus d’audimat, pour avoir plus de « followers ». Venant de l’intérieur : les gens autour de toi ne chercheront pas à démêler le vrai du faux. Bonjour les représailles ; qu’elles se manifestent par des agressions verbales, des insultes, des bousculades, des crachats, des menaces, du racket… Ton intégrité physique peut aussi être menacée et mise en péril.

Que fait la loi ? Rien de concret ; de plus cela reste fort compliqué d’apporter des preuves pour étayer ces rumeurs car elles sont souvent la conséquence d’un manque de “secret professionnel” de l’administration carcérale.

Il n’y a strictement rien qui soit mis en place par l’administration pénitentiaire pour contrer les rumeurs. Je regrette que dans la majorité des cas, elle s’en serve comme d’un outil pour te juger une fois de plus, pour observer tes réactions et te broyer davantage.

Quand tu fais l’objet de la rumeur tu te sens en rupture avec toi-même. Tu ne comprends pas et comment tu en es arrivé là ? Tu veux comprendre car cela peut remettre ta détention en question, modifier le sens de ta vie. Il faut rester lucide, ne pas sombrer dans la dépression.

Comment sortir indemne de la rumeur ? Comment  y faire face raisonnablement ? Et alors, tu te poses cette question : « vais-je y arriver ? »

Donc, tu mets en place un comportement, une attitude de vie pour supporter la rumeur, les rumeurs comme tu apprends à supporter l’absence de liberté. Tu redresses la tête, tu sens le besoin de rester actif, de travailler, de t’occuper l’esprit, de veiller sur ta santé morale. En résumé de t’entourer de gardes-fou pour rendre ton enfermement vivable et supportable.

Les rumeurs te nuisent parfois des mois, des années après ta condamnation et cela te change. Personnellement, je sais qu’à ma sortie je ne serai plus le même homme.

La privation de liberté est un électrochoc auquel tu dois faire face pour prendre conscience du tort que tu as fait. Les rumeurs ajoutent leurs effets destructeurs sur tout ce que tu es ; sur tout ce que tu entreprends ; le regard des détenus, ton intégration au sein de la population carcérale ou plutôt ta désintégration avec les menaces, les humiliations, l’indignation des autres…

Notre monde moderne, multi-médiatique, interconnecté avec tous ses réseaux sociaux fait qu’il est devenu impossible de sortir victorieux ou indemne des rumeurs, il faut savoir vivre avec.

Daniel