Texte sans titre

Quand Isabelle du Centre d’Action Laïque m’a parlé d’un concours d’écriture dans le cadre de la journée nationale des prisons, je me suis dit « cool », puis c’est tout. Après cinq minutes je n’y ai plus pensé. Aujourd’hui, la mémoire me revient. Je m’appelle Robert Seeman, comme la chaîne de magasins qui vendent de la bricole à un euro, ou à peu près. J’avais déjà publié des livres par le passé : certains sont en vente chez Amazon, d’autres prennent la poussière dans une bibliothèque nationale quelque part, mais aucun ne parle de prisons.

Qu’écrire sur les prisons? Les seules fois que nous, vous et moi, pensons au système. carcéral, c’est probablement quand on en parle dans la presse écrite et les journaux télévisés. Moi, j’y passais tous les jours devant ses hauts murs, ma carte de stationnement communale bleue m’y obligeant. Parfois, je voyais une petite troupe de femmes avec enfants en bas âge sur les bras devant les lourdes portes fermées, puis je pensais à ma prochaine réunion, le budget à faire et les trois rapports à rendre pour la semaine dernière. La prison, j’en étais persuadé, c’est l’endroit où on loge et nourrit les hommes aux chapeaux, les Epstein, et tous ceux qui intoxiquent et corrompent nos enfants devant les écoles et les coins des rues sombres. A part cela, la prison reste une idée abstraite, un mystère. Ça existe, mais sans en savoir plus, un peu comme le Soudan, ou les extra-terrestres qui débarquent un 4 juillet sur Tìmes Square, dans la grande pomme.

Or, le 4 juillet dernier, je suis entré en prison. Père de famille de 40 ans, marié, divorcé, puis remarié encore, avec trois enfants à charge et cadre dans une multinationale basée à Paris. Le 4 juillet, ma vie a basculé du jour au lendemain. Arrêté deux jours avant, je suis resté 48 heures dans une cellule du sous-sol du commissariat local. Sans la lumière du jour – j’ai appris seulement plus tard que c’était seulement 48 heures – couché sur un bloc de béton, avec une couverture partagée servant de matelas et de couvre-tête. Dans le noir absolu, il persiste cette lueur d’espoir de se réveiller dans son lit, à côté de sa femme qui ronfle paisiblement (mais qui est persuadée du contraire) et en attendant de se lever pour faire son premier café de la journée, avant d’aller au bureau, le tout dans une vie de routine perpétuelle. Les cris de mon voisin de cellule, alcoolisé ou pire, me ramènent dans ce sous-sol.

Puis le 4 juillet, le Capitole n’a pas été détruit par les hommes verts (à ma connaissance en tout cas mais difficile d’en être certain sans accès à la B.B.C.), j‘étais présenté à un juge qui a demandé mon transfert à la prison, ce lieu dont je connaissais le mur extérieur et les places de parking des environs. J’ai reçu des vêtements et pu prendre une douche. Une carte de téléphone puìs 10,00 euros de crédit (en fait, 25,00 euros mais 15,00 ont été retirés immédiatement comme frais de location pour la télévision). Je ne sais plus ce que j’avais fait avec les 10,00 euros mais je suis certain de ne pas avoir téléphoné à qui que ce soit pendant des semaines. Puis, un jour, mon premier appel a été, évidemment, vers ma femme, qui était en larmes. Elle m’a expliqué qu’elle avait dû quitter son emploi pour s’occuper de notre petit dernier de 5 ans. Infirmière, elle a souvent travaillé en heures décalées, les nuits, week-ends et jours fériés. Donc, notre routine consistait que ce soìt moi qui prépare et dépose le petit à l’école, le récupère le soir à la crèche puis l’occupe les week-ends avec des promenades, PLOPSA COO et toute autre chose similaire, comme encombrer notre salon avec des BRIOS et des LEGOS : ce serait maman qui rangerait à son arrivée. Puis cette réalité s’est effondrée comme un château de cartes. Est-ce que la vie est vraiment si fragile ? J’étais assis dans ma cellule de 8 m 3, des écritures et des tags sur les murs, une fenêtre qui ne ferme pas (ce qui n’est pas forcement mauvais pendant un mois de juillet) et à l’autre bout du fil, ma femme qui a perdu son emploi, qui a été hospitalisée plusieurs jours pour une crise d’angoisse et qui ne sait plus comment payer les crédits et le loyer une fois nos économies de vacances épuisées.

Je me suis toujours considéré comme une personne solide, avec la tête sur les épaules. Après l’université, j’ai toujours travaillé, je n’ai jamais été malade, ni au chômage. Pour être une famille classique, il manque uniquement un chien mais mon propriétaire (même après dix ans de location)  n’aurait pas été très d’accord. Est-ce que notre hamster compte ? Ce qui m’a brisé n’était pas ma détention, d’être enfermé comme notre hamster, mais la détresse de mon entourage. Je ne supporte pas entendre ma femme pleurer pour demander mon retour à la maison, non plus la question du petit : « Tu reviendras quand à la maison ? ». C’est ça qui tue un homme : de ne pas pouvoir être là quand on a besoin de lui. Ne plus pouvoir être mari et père.  

Nourri et logé, payé avec mes impôts

On peut classer les détenus dans des tiroirs de plusieurs façons, même si cela ne sera pas «politically correct». Le plus simple serait tout d’abord de distinguer les prévenus et les condamnés. Ces derniers ont été jugés pour leurs faits; les prévenus ne le sont pas (encore). Dans cette prison où je me trouve, entre 20 et 30 % des détenus sont en détention préventive. En théorie, les prévenus sont détenus pour une ou plusieurs raisons : il y a une probabilité élevée qu’un crime a été commis ou va être commis (mais il n’y a pas encore assez d’éléments pour être jugé); il y a un risque de fuite, un risque de récidive ou encore un risque d’effacer des preuves nécessaires pour être jugé ultérieurement. En pratique, les choses sont perçues différemment : une détention sans sentence officielle, utilisée (beaucoup trop facilement) comme punition en soi dans des dossiers qui ne tiendront pas devant un tribunal le jour du jugement. Les prévenus n’ont pas de date de libération, leur dossier est revu mensuellement pour résumer les évaluations (ou pas) dans les enquêtes et l’incertitude fait des ravages psychologiques dans cette population. Chaque nouveau prévenu est placé automatiquement en surveillance spéciale à cause d’un risque accru de suicide, surveillance qui est levée généralement au bout de quelques jours.

Je suis en détention préventive depuis un an, jour pour jour. Une grande partie des prévenus que j’ai connus ont été libérés au bout de quelques semaines, et d’autres sont venus les remplacer. En général, dans la majeure partie des dossiers, un jugement ultérieur condamne ces personnes à exactement la durée de détention qu’ils ont passée en détention préventive, cela pour éviter d’éventuelles demandes de dédommagement pour détention injustifiée. D’autres dossiers, comme le mien, seront basculés en condamnation, un jour après un procès devant un juge. En attendant, le turn-over continue. Tous les jours, d’anciens prévenus sont libérés et remplacés par d’autres. Il existe une rumeur selon laquelle l’Etat belge recourt facilement à la détention en prison, à tel point qu’il doit louer des prisons à l’étranger pour faire face à la surpopulation. A voir avec prudence, car difficilement vérifiable. Pour ma part, je vis au jour le jour dans l’attente d’une libération ou d’une condamnation. A mon petit dernier, je réponds que je viendrai bientôt à la maison. A mon employeur, qui a été obligé de me placer en congé sans solde une fois mes congés payés consommés,  j’ai dit simplement que j’ignorais la date de mon retour.

Ma femme a pu remonter la pente, grâce à l’aide d’un psychologue pendant plusieurs mois. Elle a repris un temps partiel de 20 heures, puis de 30 heures. Prochainement, elle retravaillera à temps plein. Cela ne suffira pas à payer seule les factures, surtout avec l’inflation de cette année 2022. Elle a rejoint la petite troupe de femmes qui parade occasionnellement devant la prison pour les visites. Je la vois trois fois par mois, pour échanger sur la vie qui doit continuer d’une façon ou d’une autre, trois fois par mois pour se serrer dans les bras, pour se rappeler les années vécues ensemble et rêver à d’éventuels projets lointains, trois fois par mois pour se câliner (oui, on peut faire l’amour en prison). Et trois fois par mois, elle doit rentrer seule à la maison…

L’atmosphère chez les prévenus bascule très souvent du désespoir et de la dépression à un sentiment d’injustice et de haine envers un système considéré comme « méprisable », dont j’ignore la cause. Est-ce un refus d’admettre ses erreurs et de reconnaître ses actes? Est-ce le manque de perspective en l’absence d’un jugement clair et surtout rapide? Ou peut-être seulement la mentalité de la population carcérale; beaucoup ont eu affaire à la drogue, ont grandi dans des familles monoparentales ou ont été placés dans les structures d’accueil; beaucoup ont eu affaire à la justice à répétition et cela depuis leur adolescence. Probablement un mélange de tout ça et on peut y ajouter ceux qui étaient au mauvais endroit au mauvais moment (si ça existe) et peut-être ceux qui ont dérapé sans avoir un passé criminel (le taux de violence conjugale a explosé pendant les confinements de la crise COVID). J’ai le sentiment qu’une partie des détenus sont des victimes qui ont besoin d’aide et pas d’un emprisonnement pour se débarrasser d’un problème (même si bien évidemment, il n’y a pas d’argent pour un criminel). Une personne travaillant à la prison m’a confié que la prison ne redresse pas, ne reconstruit pas, ne réintègre pas. A ses examens d’entrée, il a répondu que la prison était le meilleur moyen pour resocialiser ceux qui se sont écartés, et s’il en était persuadé au début, il a vite compris que ce n’était pas le cas. Un détenu m’a dit que la prison est une usine qui fabrique des criminels, un peu comme un ghetto où on met des personnes qu‘on oblige à suivre ceux qui sont là depuis plus longtemps.

La coercition de groupe

Eh oui, la criminalité semble être contagieuse. Des astuces et tuyaux sont passés d’une personne à l’autre aussi facilement que la drogue. Une fois fragilisées par la détention, les personnes se laissent entraîner plus facilement par d’autres. Quand je vois les détenus individuellement, je vois des personnes normales, celles qui n’ont pas eu de chance dans la vie pour grandir dans une famille stable, de faire des études et de décrocher un emploi; mais quand je les vois en groupe…

Pour ma part, je garde mes distances. Etant prévenu, il reste cette lueur d’espoir d’être libéré, de reprendre son travail et de rejoindre sa famille avant d’être corrompu par cet environnement toxique, marqué par le non-respect, les insultes et la violence verbale ou physique. Demain, je pourrai être à la maison, prendre un bain bien chaud, commander un « tacos » et regarder « Pat Patrouille » avec mon petit. Mais en prison, il n’y a pas de vaccin, pas de traitement pour se protéger de la colère. A mon arrivée, j’étais persuadé que la justice était juste, que la prison pouvait dissuader de ne plus recommencer ces mauvais actes. Mais la réalité est différente : les gens apprennent à être dépendants, à être réveillé à 6h45, à prendre leur douche à 9h, à recevoir leur repas du soir à 17 heures, à n’avoir aucune autonomie. La prison prend les personnes qui vivent en marge de la société et crée une société parallèle ; et un jour, la porte s’ouvrira et sortira une nouvelle personne accompagnée des menaces de représailles en cas de récidive. Où est l’éducation?

Mais peut-être que je vois les choses trop en noir : une phase dépressive ? Selon mon codétenu, qui partage ma cellule, je devrais me détendre et me relaxer puisque je ne peux pas changer le système. Il peut aussi m’aider avec un peu d’herbe ou plus fort si je veux. Juste assez pour oublier, oublier ma femme qui pleure à la maison, oublier les impôts qui viennent réclamer encore plusieurs milliers d’euros pour mes revenus de l’année passée.

« Non, mon petit, papa ne sait pas s’il reviendra à la maison ».

Robert Seeman